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Cette page contient la position commune des associations qui se sont réunies pour conduire une action collective contre la proposition de loi déposée par le sénateur Pierre Fauchon, sous la forme d'une lettre ouverte au Premier ministre. Leurs analyses et commentaires particuliers  sont accessibles par le lien hypertexte sur leur nom dans la liste ci-dessous, ces documents seront complétés au fur et à mesure de leur mise au point par les associations concernées.

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Action Santé Environnement ;  Association des Parents d’Enfants Victimes de la Maladie de Creutzfeld-Jacob (APEV-MCJ) ; Association des Victimes de l’Hormone de Croissance (AVHC) ; Association Française des Hémophiles (AFH) ; Association Française des Transfusés (AFT) ;

Association Nationale de Défense des Victimes de l’Amiante (ANDEVA) ; Association pour l’étude des Risques au Travail (ALERT) ; Comité Anti-Amiante Jussieu ; Fédération Nationale des Accidentés du Travail et des Handicapés (FNATH) ; Fédération Nationale des Victimes d’Accidents Collectifs (FENVAC) ; Génération Glisse - Snowboard Protection (GGSP) ; Ligue Contre la Violence Routière (LCVR) ;

Lettre ouverte

à

Monsieur Lionel Jospin

Premier ministre.

Paris le 15 mai 2000

 

Monsieur le Premier ministre,

Nous souhaitons attirer votre attention sur les conditions de l’examen par la représentation nationale de la proposition de loi sur les délits non intentionnels et sur les conséquences qu’elle ne manquerait pas d’avoir en matière de sécurité sanitaire et de prévention des risques en général, même dans la version modifiée par les députés et approuvée par la Garde des Sceaux.

Cette proposition de loi, qui doit être votée en deuxième lecture par le Sénat le 30 mai à l’issue d’une procédure expresse, transforme en profondeur le code pénal au seul motif de supprimer le sentiment d’insécurité judiciaire des élus locaux, provoqué par la condamnation pour des délits non intentionnels de quatorze d’entre eux sur une période de cinq ans. La représentation nationale, qui est garante de l’intérêt général, s’est faite en cette occasion l’expression d’un intérêt particulier, celui des élus locaux. En témoignent les débats parlementaires qui égrènent des exemples d’élus locaux mis en examen d’une manière qu’ils considèrent comme injuste, mais ne mentionnent pas les conséquences des modifications proposées des délits non intentionnels sur le fonctionnement de la société, dont l’ampleur est sans commune mesure avec l’objectif annoncé.

1. Le texte confond l’objectif et la méthode et passe sous silence les conséquences les plus importantes de la modification du code pénal envisagée. L’objectif annoncé est d’éviter à des élus locaux des mises en examen leur paraissant abusives pour des délits non intentionnels provoqués par des situations où ils estiment ne pas avoir la maîtrise effective des risques. La réalité a été une modification de dispositions très générales du code pénal étendue à tous les délits non intentionnels et concernant tous les décideurs publics et privés, qu’ils soient élus, responsables administratifs ou chefs d’entreprise. Tous les exemples utilisés pour défendre le texte font référence à des situations gérées au niveau des communes alors que le texte concerne aussi bien les grandes catastrophes qui engagent des pouvoirs multiples, économiques, administratifs et politiques.

2. Le critère de causalité directe ou indirecte utilisé pour différencier deux formes de délits non intentionnels est une innovation juridique de circonstance qui n’est pas définie avec précision et dont la portée n’a pas été évaluée. Les juristes consultés par la commission des lois du Sénat ont exprimé un désaccord dépourvu d’ambiguïté sur la distinction entre causalité directe et indirecte. Leur avis n’a pas été suivi.

3. Le critère de causalité directe ou indirecte distingue deux types de fautes dont l’une sera sanctionnée et l’autre pas. La faute de celui qui n’a pas maîtrisé le dernier chaînon d’une situation à risque instituée par des décisions ou des absences de décisions qui n’étaient pas à son niveau, sera sanctionnée. La faute de ceux " qui ont créé la situation qui est à l’origine [du dommage] ou n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter " ne le sera pas. En d’autres termes, seul le simple exécutant sera sanctionné, le décideur étant épargné. Il s’agit là clairement d’une amnistie anticipée d’une catégorie particulière de justiciables : ils ont commis une faute à l’origine de dommages, mais ils ne seront pas poursuivis pénalement.

4. Le texte laisse croire qu'en cas de causalité indirecte, il sera toujours possible d'être mis en examen lors d'une instruction, mais la rédaction de la proposition de loi utilise de tels termes que cette éventualité deviendra une exception. Les expressions de " violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement " ou de " faute d'une exceptionnelle gravité exposant autrui à un danger que l'intéressé ne pouvait ignorer " accumulent des exigences qui entrent en contradiction avec la notion d'imprudence ou de négligence qui sont les termes très généraux permettant de fonder un délit non intentionnel. Il y a là une véritable contradiction dans la formulation de la loi. D'un texte caractérisant des fautes qui étaient au départ des négligences et des imprudences mais qui ont eu des conséquences graves on veut faire un texte où le niveau de gravité de la faute serait identique à celui de ses conséquences. Avec ce texte, le niveau de gravité de la faute conditionnerait la possibilité d’instruire, alors qu’actuellement, il est établi par le jugement (relaxe, sanction légère, sanction sévère), à l’issue de l’instruction.

5. La restriction de la notion de délits non intentionnels va à l’encontre des objectifs de prévention qui constituent une des motivations les plus importantes des victimes de délits non intentionnels ayant provoqué des blessures ou la mort de leurs proches. Pour éviter que de tels événements ne se reproduisent, il faut qu'une instruction souvent longue et difficile précise l'enchaînement des fautes qui ont provoqué le drame. C'est souvent l'implication de multiples intervenants en amont de la cause immédiate qui est mise en évidence par ces instructions. La recherche de la vérité est un facteur de progrès, dont la procédure pénale est l’un des instruments. Elle seule peut déclencher une instruction, des enquêtes, des expertises, au terme desquelles le débat public permet que toutes les causes soient mises en lumière, et que des décisions soient prises pour remédier aux défaillances. Le procès pénal est essentiel à la manifestation de la vérité : elle jaillit des débats, des déclarations contradictoires, des confrontations. Il importe donc que le procès soit complet, c’est-à-dire que toute personne impliquée par une faute dans les causes d’un accident en réponde : s’il y a faute (grave ou pas), s’il y a lien de causalité (direct ou pas), tous les acteurs ayant concouru à la réalisation du drame doivent être jugés. Lorsque le procès se déroule en l’absence de certains responsables, c’est un procès tronqué qui ne permet pas d’accéder à la vérité, et n’est favorable ni à la justice ni à la sécurité.

6. L’argument d'un transfert possible à la juridiction civile des procédures qui se verraient interdire la voie pénale, évoqué par le législateur et la Garde des Sceaux, ne tient pas en l’état de cette juridiction. En effet, l’instruction est absente des procédures civiles et les frais de recherche, d’enquêtes, d’expertises, etc., qui sont souvent considérables sont entièrement à la charge de la victime. Dans ces conditions, elles ne peuvent satisfaire ni l’objectif de réparation des victimes, ni celui de la recherche de la vérité pourtant indispensable à la prévention. Si l'intention du législateur était sincère, il devrait commencer par réformer la procédure civile et lui donner les moyens d'instruire.

Il est impensable qu’une modification du code pénal d’une telle ampleur soit faite dans la précipitation, à l’occasion d’un texte de circonstance dont l’objectif annoncé est seulement de résoudre un problème particulier, celui des élus locaux confrontés à des risques qu’ils estiment ne pas maîtriser, et qui pourrait être résolu par d’autres moyens. La responsabilité du gouvernement, qui a l’entière maîtrise de la procédure, est clairement engagée.

C’est pourquoi, Monsieur le Premier ministre, les associations signataires, qui représentent un grand nombre de victimes et sont confrontées aux principales questions de sécurité sanitaire (sang contaminé, hormone de croissance, amiante, accidents de la route, accidents collectifs, accidents du travail, etc.) vous demandent solennellement :

de geler cette proposition de loi et d’en faire évaluer les conséquences sur les affaires en cours et plus généralement sur les questions de sécurité sanitaire et la prévention des risques en général.

de faire évaluer la réalité des mises en examen pour des délits non intentionnels paraissant abusives et les solutions qui pourraient, le cas échéant, être apportées.

d’engager une concertation avec l’ensemble des acteurs concernés - en particulier, les associations de victimes et les magistrats - pour parvenir à un texte équilibré conforme à l’intérêt général.

 

Nous vous demandons aussi de bien vouloir nous recevoir personnellement afin d’entendre le point de vue des victimes que nous représentons.

Dans l’attente de votre réponse, nous vous prions de croire, Monsieur le Premier ministre, à l’assurance de notre très haute considération.

 

Pour l’ensemble des associations signataires.

Michel Parigot

Président du Comité Anti-Amiante Jussieu

 

Copie : Elisabeth Guigou, Ministre de la Justice