Résumé
Accueil ] Remonter ] Suite de l'action ] Chronologie ] Assemblée Nationale ] Associations ] [ Résumé ] Rapport Massot ] Sénat ] Citations ] Actualité ]

 

L'analyse d'une telle proposition de loi nécessite de la situer à la fois dans son contexte politique et dans son contexte technique.

Le contexte politique de la proposition de loi de Pierre Fauchon

Affirmer que la santé publique est en train de se "judiciariser" devient une idée reçue. Les procès contre les médecins, les décideurs politiques locaux ou nationaux, les administrations se multiplieraient, risquant de provoquer des attitudes défensives qui ne correspondraient pas à l'intérêt général de la société. Il est vrai que des procès inhabituels ont eu lieu ou vont se tenir : celui des ministres devant la cour de justice de la république pour l'affaire dite "du sang contaminé", celui de l'administration ou d'autres décideurs pour la même affaire, mais également les multiples procédures en cours concernant le risque provoqué par l'amiante, ou celle de la contamination d'enfants par l'hormone de croissance contenant des prions, responsable de maladies de Creutzfeld-Jacob. Ces procès sont indispensables pour mieux comprendre les mécanismes des éventuelles erreurs qui ont pu être commises et il n'y a pas de prévention possible de leur répétition sans cette analyse judiciaire. Seul le code pénal et les possibilités d'investigation des juges permettent d'approcher la vérité dans des situations aussi complexes où les incertitudes scientifiques s'associent à la multiplicité des pôles décisionnels pour créer la confusion.

A ces problèmes de sécurité sanitaire relevant en grande partie de décideurs placés à des niveaux décisionnels centraux, s'ajoutent la mise en cause ressentie avec une intensité croissante d'élus locaux considérés comme responsables d'accidents, du fait de défaut de surveillance ou d'entretien de lieux, de locaux ou de matériels sous l'autorité des communes. La crainte de mise en examen trop facile avait déjà provoqué une modification du code pénal en mai 1996, dont l'efficacité a été réduite, incitant Madame la Ministre de la Justice à relancer le 6 juin 1999 une réflexion sur le sujet coordonnée par Pierre Massot. Son travail a été remis à la Ministre de la Justice en décembre 1999. Il est accessible sur ce site et sur celui du ministère de la Justice.

Avant même l'achèvement du rapport de Pierre Massot, le sénateur Pierre Fauchon a proposé un texte de loi modifiant les conditions de mise en examen en cas de délit non intentionnel dans le but de réduire la responsabilité pénale des élus. Cette proposition de loi a été votée en première lecture par le Sénat le 27 janvier, puis par l'Assemblée nationale le 5 avril. Elle doit revenir devant le Sénat le 30 mai, sans que ses ambiguïtés aient été éclaircies, sans analyse de ses conséquences sur les responsabilités des décideurs nationaux, et sans que les autres propositions contenues dans le rapport Massot soient prises en compte. Prendre une mesure isolée dans un rapport complexe qui analyse l'ensemble d'une situation est une pratique détestable qui n'honore ni le Sénat qui en a pris l'initiative, ni le gouvernement qui l'a soutenue.

Une telle précipitation témoigne d'une volonté d'éviter que les opposants a une telle démarche aient le temps de s'organiser et d'exposer les raisons de leur refus de cette modification de notre législation. La proposition de loi a été présentée initialement dans les médias comme destiné à protéger spécifiquement les élus locaux. En réalité il s'agit d'une modification du code pénal qui concerne tous les citoyens. C'est en réaction à cette présentation réductrice d'une démarche législative précipitée que j'ai développé ce site.

le contexte technique de la proposition de loi

Nul n'étant censé ignorer la loi, tout ce qui la rend incohérente ou incompréhensible est un mauvais coup pour l'Etat de droit.  Un objectif respectable, éviter la mise en examen abusive des élus locaux, ne justifie pas de déformer à ce point les concepts juridiques et scientifiques sur lesquels se fondent les notions de responsabilité et de causalité.

Quand une action humaine fautive a été à l'origine de blessures ou a provoqué la mort, le code pénal distingue plusieurs types de fautes qui expriment les difficultés rencontrées par le législateur quand il faut prendre en compte deux notions différentes, la gravité de la faute et celle de ses conséquences. Trois niveaux de gravité sont distingués :

- l'ambiguïté est réduite quand l'auteur de la  violence dirigée contre autrui a agi avec la volonté de nuire, par exemple en cas de blessures ou d'homicide volontaire, même si la gravité du dommage produit peut être très éloigné de l'intention.

- à l'opposé de l'homicide ou des blessures volontaires, la loi a identifié des situations caractérisées par une négligence ou une imprudence responsables de blessures ou de la mort. L'auteur de la faute n'avait pas l'intention de nuire, mais son erreur a eu des conséquences graves et les victimes ou leur famille souhaitent à la fois qu'une instruction précise les responsabilités et qu'une sanction soit prononcée. Un décideur a un rôle d'organisateur, il peut, sans en avoir conscience, prendre une décision inadaptée ou ne pas faire ce qui aurait été protecteur, et être à l'origine de dommages. Il est donc concerné par les dispositions du code pénal traitant des délits non intentionnels.

- entre la négligence et la volonté de nuire, un niveau intermédiaire dans le mode de production de dommages physiques se caractérise par la transgression délibérée de règles de sécurité. Le but de l'auteur d'une telle faute n'est pas de produire un dommage, mais il sait que ce dernier peut survenir et cette connaissance ne le dissuade pas d'agir. L'introduction de ce niveau intermédiaire de responsabilité dans le nouveau code pénal de 1992 a constitué un progrès. J'avais soutenu dans le rapport sur le sida de 1988 ceux qui proposaient la création de ce délit individualisant une gravité intermédiaire entre l'intention de nuire et la négligence.

L'équilibre actuel est remis en question par la proposition de loi de Pierre Fauchon. Les principes caractérisant les deux types de fautes produisant des dommages alors qu'il n'y avait pas une volonté de les produire sont partiellement confondus pour créer une nouvelle forme de responsabilité avec faute caractérisée par les exigences suivantes :

- le dommage est la conséquence indirecte de la faute,

- le dommage est produit par "la violation délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement" ou à la suite d'une faute d'une "exceptionnelle gravité" exposant autrui à un danger que l'intéressé ne pouvait ignorer (cette dernière partie du texte a été ajouté par les députés).

La contradiction est évidente entre les conditions très générales (l'imprudence ou la négligence) qui caractérisent le texte du code pénal actuel sur les homicides et les blessures involontaires et l'ajout de ces conditions de gravité et de conscience de pouvoir nuire. L'hypocrisie de cette rédaction consiste à faire croire que l'on se situe toujours dans le cadre de l'imprudence et de la négligence, alors que les exigences supplémentaires introduites dans le texte le rapprochent de la mise en danger délibérée d'autrui.

A la confusion des situations s'ajoute celle produite par la méthode utilisée pour épargner les "décideurs". Elle se fonde sur la distinction entre deux formes de causalité, la directe et l'indirecte. La notion de causalité n'est pas propre à la justice, elle est au cœur de la recherche scientifique. Les chercheurs comme les juges tentent d'établir des relations entre des causes et leurs conséquences. Les situations traitées sont souvent "multifactorielles" et cette multiplicité de causes associant leurs effets pose le problème de leur importance respective. L'épidémiologiste utilisera toutes les ressources de la statistique et de la compréhension des mécanismes pour évaluer la contribution d'un facteur au dommage observé. Distinguer les causes suivant la chronologie d'événements qui s'enchaînent et sont unis par des liens souvent complexes, tenter de préciser leurs interactions, identifier les faits associés, fait partie d'une méthodologie où la notion de cause directe ou indirecte n'a pas de sens précis, surtout pour hiérarchiser des facteurs de risque. Cette distinction n'a pas plus de sens pour les juristes, ceux qui ont été consultés par la commission du Sénat l'ont clairement indiqué mais n'ont pas été entendus. Le juge pénal ne cherche pas à hiérarchiser les causes suivant des méthodes statistiques. Il lui suffit d'avoir la certitude que, sans cette cause, le dommage n'aurait pas été produit ou aurait été de gravité différente pour la retenir. C'est par la nature de la sanction ou la relaxe qu'il va traduire son appréciation du niveau de gravité de la faute. Toutes les tentatives de minimiser l'importance d'une faute parmi d'autres ont échoué au niveau de la Cour de Cassation

La critique la plus importante que l'on puisse formuler à l'encontre d'une telle proposition de loi est qu'elle tourne le dos à la prévention. Non pas la prévention liée à la peur de la sanction, mais celle qui est assurée par la compréhension des mécanismes du risque évitable. Dans les grands drames de sécurité sanitaire, qui impliquent les décideurs et les gestionnaires administratifs et politiques plus souvent que les élus locaux, c'est une instruction longue et difficile qui permet de comprendre comment les fautes ont été commises. Le premier désir des victimes est de savoir ce qui s'est passé pour obtenir que de tels événements ne se reproduisent plus. Il ne s'agit pas d'atteindre l'objectif puéril d'une société sans risque, mais d'éviter que des vies humaines soient mises en danger inutilement par imprudence ou négligence alors que l'on aurait pu développer des dispositions protectrices efficaces pour un coût minime. La justice civile est actuellement incapable de se substituer à une instruction pénale pour atteindre cet objectif de connaissance et si l'on voulait lui permettre d'assurer une instruction il fallait la réformer avant de modifier le code pénal. La seconde lacune de ce texte est de se contenter de construire des protections autour des responsables au lieu de leur donner les moyens de gérer et de prévenir les risques. Créer des agences à la disposition des maires, ou soutenir financièrement leur recours à des cabinets d'audit ou d'expertises techniques, aurait constitué une garantie autrement efficace qu'une loi mal conçue, qui incite à ne pas savoir, car elle exige la connaissance du risque pour reconnaître la faute, alors que l'imprudent ou le négligent est souvent celui qui n'a pas cherché à identifier le risque. L'amnistie est la suppression des conséquences pénales d'une faute. Cette loi est une amnistie anticipée de nombreux délits non intentionnels puisqu'elle permet à l'auteur d'une faute reconnue de ne pas être responsable pénalement.

Claude Got le 14 mai 2000