Le Monde 23/03/96
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Article paru dans "Le Monde" du mercredi 23 mars 1994

 

L'AUTOPSIE EN DANGER DE MORT

 Le texte de loi sur la bioéthique voté par le Sénat menace cette pratique scientifique fondamentale de la médecine

 

 0n ignore le plus souvent que l'autopsie (cette «action de voir de ses propres yeux») a deux visages. Il importe pourtant de faire la part entre l'autopsie «médico-légale» et l'autopsie «clinique» ou médico-scientifique». La première est mise en oeuvre à la demande d'un juge d'instruction qui commet deux spécialistes de médecine légale pour une série d'examens qui visent à rechercher la cause d'une mort a priori considérée comme suspecte. La seconde, en revanche, est pratiquée en dehors de toute procédure judiciaire. Elle a pour but de découvrir les véritables causes du décès d'un malade. Il s'agit, en d'autres termes, d'établir un diagnostic post mortem, diagnostic porté non pas par un médecin légiste mais par un spécialiste d'anatomo-pathologie discipline beaucoup trop mal connue, qui occupe une place essentielle dans la pratique de la médecine moderne (1).

« L'autopsie destinée à établir un diagnostic est une tâche pénible et peu valorisante dont les anatomo-pathologistes se passeraient bien, le développement de leurs activités diagnostiques sur le vivant occupant tout leur temps, résume le professeur Claude Got pathologiste (hôpital Ambroise Paré, Boulogne). Cependant, quand un médecin n'a pu sauver la vie d'un malade, quand un médecin ne comprend pas ce qui s'est passé, il est de son devoir de le renseigner. L'autopsie médico-scientifique est irremplaçable pour comprendre le mode de production de certaines lésions. Ce sont les autopsies associées aux biopsies et à l'imagerie par scanner ou par résonance magnétique qui ont précisé la diversité des lésions cérébrales du sida. Comment améliorer l'efficacité des ceintures de sécurité ou des casques, sans autopsie scientifique des victimes, dans un pays où la majorité des décès accidentels ne provoque pas d'autopsie médico-légale

Ce ne sont là que des exemples. De nombreuses études continuent de démontrer qu'en dépit des progrès de la technologie médicale, une fraction importante (de l'ordre de 10 %) des diagnostics établis du vivant des malades ne sont pas confirmés lors de l'autopsie. Celle-ci met également en évidence des diagnostics qui n'avaient pas été évoqués chez le malade (2). A cet égard, une telle pratique constitue bien l'arbitre final de la qualité de la performance médicale et, au-delà de l'autocontrôle de l'activité des praticiens, contribue aux progrès de la thérapeutique.

Or, l'autopsie tombe aujourd'hui dangereusement en désuétude. Amorcé il y a quelque temps déjà, le phénomène s'est accéléré ces dernières années, comme en témoigne, de manière criante, l'évolution du nombre des autopsies pratiquées dans les hôpitaux de l'Assistance publique de Paris (voir encadré). Comment comprendre? Pourquoi la mort du malade met-elle de plus en plus fréquemment un terme au travail d'investigation médicale et scientifique entrepris de son vivant ? Pourquoi le décès interdit-il la confirmation des hypothèses diagnostiques émises ante mortem? Quelles sont les véritables raisons de ce que nombre d'observateurs perçoivent comme un inquiétant recul de la pratique et de la réflexion médicale?

 

L'autopsie scientifique n'a pas toujours été méprisée ou ignorée. Dans son encyclopédie, Diderot écrivait à l'article «cadavre» : « La conservation des hommes et les progrès de l'art de les guérir sont des objets si importants que, dans une sociétés bien policée, les prêtres ne devraient recevoir les cadavres que des mains de l'anatomiste et qu'il devrait y avoir une loi qui défendît l'inhumation d'un corps avant son ouverture. Quelle foule de connaissances n'acquerrait-on pas par ce moyen! Combien de phénomènes qu'on ne soupçonne pas et qu'on ignorera toujours, parce qu'il n'y a que la dissection fréquente des­ cadavre qui puisse les faire apercevoir! La conservation de la vie est un objet dont les particuliers s'occupent assez, mais qui semble négligée par la société. »

 

La fin du dix-neuvième et le début du vingtième siècle ont accordé une grande importance à la pratique de l'autopsie. « La médecine scientifique moderne est née de l'autopsie. La première méthode qui a permis à la médecine de sortir du verbalisme de nos ancêtres a été celle qui a consisté, comme on disait alors, à «ouvrir le corps», à chercher dans ce corps l'explication des phénomènes qui avaient provoqué la mort du malade, écrivait, il y a trente ans, le professeur Henri Péquignot, dans un vigoureux et superbe plaidoyer en faveur de l'autopsie clinique. Ce titre de gloire, que nul ne conteste, est peut-être un des handicaps que l'autopsie doit surmonter aujourd'hui. Cette méthode est ancienne. Par là même ne serait-elle pas dépassée? Certes, si beaucoup le pensent, très peu le disent; on continue à manifester à la «vérification anatomique» certaines formes extérieures de respect comme à l'égard de grands personnages quelque peu retombés en enfance. Mais le coeur n'y est plus» (3). Ce propos n'a rien perdu de sa justesse ni de son actualité.

 

«La situation actuelle est hautement regrettable. Nous sommes face à une régression totale. D'un point de vue pédagogique, cela nuit grandement à la formation des futurs médecins comme à celle des médecins en exercice, estime le professeur Charles Frogé (CHU de Tours), vice-président de la Société française de médecine légale et de toxicologie. Il faut savoir que depuis la réglementation adoptée à la suite de la loi dite Caillavet, l'autopsie scientifique ne peut plus être réalisée que chez les personnes qui n'ont pas, de leur vivant, fait état de leur opposition à une telle pratique sur leur cadavre. »  


Sans doute faut-il ici compter avec l'évolution propre à la discipline de l'anatomie pathologique et à la passion que nourrit cette spécialité pour une nouvelle lecture du vivant. L'inquiétude des médecins devant le développement, réel ou supposé, du nombre des procès en responsabilité, doit aussi être prise en compte : établir scientifiquement que nous avons fait des erreurs diagnostiques et thérapeutiques ne pourrait-il pas, demain, disent-ils en substance, nous nuire ? En pratique, l'autopsie médico-scientifique ne peut être conduite, en milieu hospitalier, qu'après accord de l'administration, mais aussi, le plus souvent, après la vérification d'une acceptation de facto des proches du défunt. Et bien souvent, chez ces derniers, la volonté médicale d'identifier les véritables causes de la mort (en ouvrant le cadavre et, éventuellement, en prélevant des fragments anatomiques à des fins diagnostiques) est assimilée au prélèvement d'éléments anatomiques (organes, tissus), pour prolonger la vie de malades en attente de ces greffons. Or, le paysage s'est ici brutalement obscurci avec l'émergence de plusieurs affaires qui ont terni l'image, jusqu'alors sans tache, de cette activité chirurgicale.

Après la révélation dans ces colonnes (le Monde daté 17-18 mai 1992) de la plus spectaculaire de ces affaires, dite d'Amiens, et d'un prélèvement des globes oculaires sur le cadavre d'un adolescent effectué dans des circonstances controversées, Bernard Kouchner, alors ministre de la santé et de l'action humanitaire, inquiet des répercussions médiatiques et psychologiques, exigea par voie de circulaire (datée du 31 juillet 1992) que l'administration «s'assure auprès de la famille ou des proches du défunt que celui-ci n'avait pas fait connaître de son vivant son opposition au prélèvement». Après la réalisation d'une enquête, menée auprès des ophtalmologistes des CHU français, démontrant qu'il y avait un arrêt quasi total des greffes de cornée (deux mille malvoyants ou aveugles étaient en attente d'un greffon cornéen), une nouvelle circulaire tenta, sans succès, d'apporter un remède. L'incompréhension grandissait.

 

Survint alors le texte de loi sur la bioéthique. En première lecture, après des débats souvent confus, l'Assemblée nationale adopta trois articles organisant les prélèvements sur les cadavres. L'article 667-8 bis prévoyait : «Aucun prélèvement à des fins scientifiques autres que celles ayant pour but de rechercher les causes de la mort ne peut être effectué sans le consentement du défunt exprimé directement ou par le témoignage de la famille. » «L'expression «autres que celles ayant pour but de rechercher les causes du décès» introduit la possibilité de faire des autopsies médicales dans un but diagnostique sans rechercher le consentement du défunt, explique le professeur Got, Cet article semble même exclure la possibilité pour le défunt d'exprimer son opposition à une autopsie dans un but diagnostique, ce qui accroît les possibilités d'action des médecins par rapport à la loi de 1976!»

En janvier dernier, le texte était débattu au Sénat. On supprima alors l'article 667-8 bis, l'autopsie pour déterminer les causes de la mort revenant dans le cadre général des prélèvements effectués dans un but scientifique ou thérapeutique. On est là, à nouveau, dans le paradoxe et la contradiction. D'une part, on unifie les principes éthiques sur lesquels repose l'ouverture du cadavre; d'autre part, en exigeant une démarche active du corps médical auprès de la famille après la mort, on condamne de facto la plupart des autopsies scientifiques. La contradiction essentielle tient, en réalité, à la coexistence du principe du consentement présumé du défunt et de la recherche de l'avis de la famille ou des proches. La solution, si elle existe, impose d'améliorer le système de l'expression des oppositions individuelles (effectuées du vivant des personnes), tant aux prélèvements effectués dans un but thérapeutique qu'aux gestes de l'autopsie médico-scientifique.

L'examen en seconde lecture, début avril, par (Assemblée nationale, des textes sur la bioéthique permettra-t-il de sortir de l'impasse? Si tel n'était pas le cas, on peut craindre que le refus multiforme de la mort, la hantise du devenir des corps, les quiproquos sur ce que doit être le respect des morts et l'angoisse du plus grand nombre face au savoir et au pouvoir médical, ne nous ramènent à la douloureuse époque où, loin des Lumières, les cadavres étaient cousus d'interdits.

 

JEAN-YVES NAU

 

(1)  L'anatomopathologie a pour objet l'étude des modifications des structures des tissus et des organes relevant de processus pathologiques. Cette discipline permet ainsi d'établir ou de confirmer de nombreux diagnostics

(2)   Sur ce thème, on se rapportera à « L'autopsie : une aide diagnostique aux morts cardiaques méconnues» de B. Franc, H. Adlé et O. Dubourg (hôpital Ambroise-Paré, Boulogne). Cardinale tome IV, numéro 10, décembre 1992, 204, rue Lecourbe, 75015 Paris.

(3)  «L'autopsie, cahiers Laennec, décembre 1965».

(4)  Lire également :  L'autopsie en milieu hospitalier en France », du docteur Erno Baviera. Informations hospitalières, mars 1985.

 

Texte publié en encadré : Selon les chiffres fournis au Monde par le professeur Got (hôpital Ambroise Paré, Boulogne) le recensement du nombre des autopsies médico-scientifiques dans les hôpitaux parisiens témoigne de la désaffection grandissante vis-à-vis de cette pratique. On est ainsi passé de 5389 autopsies réalisées en 1980 à 2576 en 1990 et à 2206 en 1993. Le phénomène est particulièrement net à l'hôpital Lariboisière-Fernand Widal (529, 185, 177), à l'hôpital Bicêtre (268,109,74) à l'hôpital Avicenne (166, 56, 28) et à l'hôpital Ambroise Paré (191, 94, 55).