Le Monde 1/06/1994
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Texte de l'auteur du site publié dans "Le Monde" le 1er juin 1994.

 

Le désaccord persistant entre l'Assemblée Nationale et le Sénat sur l'éthique et la pratique des prélèvements sur le cadavre fait craindre un compromis inadapté élaboré dans l'urgence de la fin de session parlementaire.

Chaque assemblée a privilégié un principe et s'y tient. Pour le Sénat la logique du droit prime et les contraintes doivent être identiques chaque fois que l'on touche à un cadavre. Pour l'Assemblée, il faut garder les pieds sur terre, si les exigences applicables aux transplantations doivent réduire dans des proportions inquiétantes les autopsies visant à préciser les causes de la mort, il faut des dispositions spéciales pour faciliter cette pratique qui contribue au contrôle de la qualité des soins.

La recherche d'une solution équilibrée est difficile car la loi traite de quatre situations différentes. Il y a deux sortes de prélèvement destinés à soigner et deux destinés à savoir.

Prélever un organe pour le donner à celui qui en a besoin se fait sur un corps dont la respiration et la circulation sont maintenues artificiellement mais dont le cerveau est détruit. Avertir la famille et les proches est alors indispensable car c'est le prélèvement des organes qui provoquera l'arrêt des machines devenues inutiles. Pour le médecin le malade est déjà mort, pour la famille il meurt quand on interrompt l'activité de soins.

Prélever une cornée, du tissu osseux, peut se faire plusieurs heures après l'arrêt du coeur. Cette pratique n'a aucune relation avec l'interruption des soins, avant 1992 elle s'effectuait sans prévenir la famille, l'absence d'opposition connue de l'administration ou des médecins étant considérée comme un accord présumé. Contrairement à ce qui a été souvent affirmé, les difficultés d'application étaient exceptionnelles et elles pouvaient être évités en assurant une meilleure connaissance de la loi. En 1992, après un conflit survenu à Amiens, Bernard Kouchner a exigé que les familles soient consultées. Depuis, les prélèvements de cornée ont été réduits dans des proportions inquiétantes et des milliers de malvoyants ou d'aveugles sont en attente d'une greffe ou vont en Belgique bénéficier d'un loi qui a su associer solidarité et respect de la liberté individuelle.

Les prélèvements sur un cadavre dans un but de connaissance sont réalisés dans deux situations. La plus fréquente est la recherche des causes de la mort, un médecin qui a eu en charge un malade veut savoir ce qui s'est passé, reconnaître une éventuelle erreur, une complication imprévue. Plus rarement le but est d'améliorer nos connaissances d'une maladie par des prélèvements qui ne peuvent être pratiqués du vivant d'un malade, pour éviter de lui faire courir des risques dont il ne tirerait aucun bénéfice. Ces deux motifs peuvent s'associer et ils ont une caractéristique commune : ils relèvent de l'intérêt collectif. Le progrès scientifique bénéficie à tous et le contrôle de la qualité des soins fait partie de l'éthique médicale. Il doit être considéré comme un devoir et un impératif de santé publique.

Alors que le projet de loi gouvernemental reconduisait la loi Caillavet de 1972, l'Assemblée à transformé en première lecture le concept d'accord présumé, en exigeant une vérification explicite auprès de la famille ou des proches de cette absence d'opposition. La notion de présomption qui exprime une hypothèse, un accord implicite, est transformée en une vérification explicite de cette présomption. Ce raffinement législatif n'introduit pas seulement une contradiction sémantique dont notre pays aurait l'exclusivité. Il aboutit en pratique à faire l'inverse de ce que le législateur prétend faire et de ce que la majorité d'entre nous souhaite. Moins d'un Français sur six refuse le prélèvement d'organes si la question lui est posée personnellement, une famille sur deux indique une opposition du défunt à un prélèvement si la question intervient au moment de la mort, quand elle répond avec son affectivité. Prétendre faire prévaloir l'intérêt d'autrui ou le besoin de savoir au moment du travail de deuil est une forme de cruauté que beaucoup de médecin refusent.

Ces restrictions mettant en danger l'autopsie destinée à préciser les causes de la mort, le Gouvernement précédent a cru trouver une solution en proposant de supprimer l'exigence de la consultation de la famille pour ce type de prélèvement. L'Assemblée a accepté l'amendement gouvernemental mais le Sénat l'a refusé à deux reprises. Il faut reconnaître que cette exception n'est pas très logique et qu'elle ne résout pas le problème des prélèvements de cornée.

La solution permettant de sortir de cette impasse ne peut venir que d'un abandon de la double réglementation pour satisfaire le Sénat et il est alors indispensable d'abandonner également le questionnement de la famille incompatible avec la sauvegarde d'une forme de contrôle de qualité à l'hôpital qu'est l'autopsie scientifique soutenue par l'Assemblée. La solution ne peut venir que de l'amélioration de la manifestation de l'opposition à tout prélèvement exprimée du vivant. Si les documents individuels paraissent insuffisants, le fichier national des oppositions proposé à deux reprises par l'Assemblée peut être une bonne solution. Il n'a malheureusement pas la faveur du Gouvernement qui doute de sa faisabilité et il est redouté par certains parlementaires qui craignent qu'un usage trop large réduise le nombre de transplantations. Les deux arguments ne sont pas plausibles. Nous savons faire un fichier des permis de conduire, un fichier des interdits bancaires, pourquoi serions nous incapables de gérer un fichier des oppositions aux prélèvements ? Comment d'autre part peut‑on prétendre au nom de l'éthique favoriser l'expression de la volonté individuelle et refuser une méthode qui serait « trop efficace » pour atteindre cet objectif. Il est possible, par exemple quand un individu atteint la majorité, d'établir systématiquement un document précisant l'acceptation ou le refus des prélèvements sur le cadavre et de conserver une trace de ce choix dans un fichier informatisé pouvant être consulté par les hôpitaux. La décision individuelle pourrait être modifiée à tout moment, mais l'intéressé serait le seul à faire ce choix, sans le déléguer à la famille au pire moment pour le faire, celui ou l'affectif prévaut souvent sur la solidarité et la raison.

Les insuffisances des médecins sont fréquemment dénoncées avec un zèle qui sépare mal les limites de nos connaissances des erreurs de comportement collectives ou individuelles. Il serait paradoxal d'augmenter les exigences de sécurité des soins et de réduire les possibilités de reconnaître les diagnostics erronés et les traitements inadaptés. Faut‑il rappeler des vérités millénaires ? dire que l'expérience s'acquiert en reconnaissant ses erreurs, que l'aventure scientifique peut être une source de drames si elle ne s'autocontrôle pas en permanence. Si l'éthique devient une forme de promotion de l'égoïsme dans une société qui refuse l'erreur et la mort, il faudra nous indiquer quelle est la cohérence de la doctrine philosophique qui la fonde et quelle logique permet de condamner celui qui se trompe en lui refusant la possibilité d'identifier ses erreurs.

Les praticiens qui sont au contact du malheur ne sont pas les scientistes du XIXème siècle, ils connaissent leurs limites et tentent de réduire les souffrances, d'éviter les handicaps, de conserver la liberté de vivre. Ils savent que la grande majorité d'entre nous est sans illusion sur l'avenir du corps après la mort et que la destruction brutale par une incinération, ou la destruction progressive par des bactéries ou des vers, nous fera revenir à l'état moléculaire. Cette conception rationnelle n'est pas incompatible avec la compréhension de l'émotion inspirée par une atteinte à l'intégrité du corps d'un être que l'on a aimé. Le passage de l'échec de l'activisme médical au silence d'une morgue fait partie du travail de deuil et il faut avoir perdu le sens de l'humain au profit d'une éthique formelle pour prendre cette route en sens inverse et agresser une famille confrontée à la mort en lui demandant si l'on peut ouvrir un corps. Les médecins effectueront cette démarche pour des enjeux vitaux, par exemple pour procéder à des transplantations, ils ne le feront pas pour obtenir des cornées, préciser un diagnostic, rechercher une complication thérapeutique ou une évolution imprévue.

La volonté d'un humain de refuser de contribuer après sa mort à la réduction du malheur des autres, que ce soit en interdisant le prélèvement d'organes ou en s'opposant à toute autopsie est une attitude respectable, elle doit être exprimée au cours de la vie par l'intéressé.

Le jour où une loi limitera en pratique l'autopsie et les prélèvements de cornée aux malades isolés ou à ceux dont la famille sera capable de surmonter son émotion et sa relation affective avec la mort d'un proche, une éthique de l'égoïsme et du formalisme aura prévalu aux dépens de la solidarité et de l'humanisation des hôpitaux. Elle indiquera, plus que toute autre, l'évolution d'une société qui veut tout recevoir et ne rien donner.