Intervention de Madame Elisabeth Guigou, garde
des sceaux, ministre de la justice
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je ne reviendrai pas
- M. Fauchon l'a excellement fait - sur le constat de la mise en cause pénale
de plus en plus fréquente des décideurs publics pour des délits non
intentionnels.
Déjà, en 1995, votre rapporteur et M. Delevoye avaient consacré un rapport à
la responsabilité pénale des élus, qui avait bien mis en évidence que la
pénalisation des élus locaux, notamment pour des faits involontaires,
comportait des risques certains pour la démocratie locale. Ces travaux, vous le
savez, ont débouché sur la loi du 13 mai 1996, qui a imposé au juge
d'apprécier in concreto les infractions non intentionnelles compte tenu
des moyens et des compétences dont disposait l'auteur de la faute.
Par ailleurs, j'ai moi-même répondu longuement à la question qui avait été
posée devant votre Haute Assemblée par M. Haenel, le 28 avril dernier.
Dans cette réponse, j'ai tenu, d'abord, à relativiser l'ampleur du
phénomène, qui avait pu paraître très préoccupant au vu de certains
chiffres avancés par l'observatoire des risques juridiques des collectivités
locales, qui dénombrait 850 mises en examen.
Mais, comme il est rappelé très justement dans le rapport de la commission, ce
chiffre ne distinguait pas entre les infractions intentionnelles et les
infractions non intentionnelles. En outre, il apparaissait que, pour moitié, ce
nombre concernait des procédures pour diffamation. Les chiffres que j'avais
cités de mise en cause d'élus locaux pour des infractions non intentionnelles,
repris à la page 19 du rapport de la commission, faisaient apparaître
seulement 54 cas de mise en examen au 1er avril 1999. Par rapport au nombre
d'élus locaux, vous conviendrez que ce chiffre est faible !
Pourtant, c'est moins le nombre de mises en examen ou de condamnations qui
importe que le sentiment d'insécurité juridique ressenti par les décideurs
publics. Aussi, à la fin de ma réponse à la question posée par M. Haenel, je
m'étais engagée à ce qu'une mise à plat de l'ensemble des problèmes soit
faite, afin de dresser un état des lieux complet et objectif, et de formuler
des propositions concrètes.
Ce travail a été mené par un groupe d'étude présidé par M. le conseiller
d'Etat Jean Massot et composé de magistrats, d'agents publics et d'élus, dont
MM. Delevoye et Sapin. Le rapport sur la responsabilité pénale des décideurs
publics m'a été remis le 15 décembre dernier. Il a été largement diffusé,
en particulier auprès des parlementaires, et il a aussi été mis en ligne sur
le site Internet du ministère de la justice.
Partant d'un constat fait par tout le monde, celui d'une pénalisation
indéniable de la vie politique, il indique qu'il existe des solutions pour y
remédier, dont aucune, je veux le souligner, n'est exempte d'inconvénients
politiques, juridiques ou psychologiques.
Il n'est pas question de prévoir une procédure pénale particulière pour les
élus locaux, ni même pour les décideurs publics en général. La commission
des lois du Sénat le dit très nettement, tout comme le rapport Massot, et les
auditions auxquelles vous avez procédé le confirment.
Je me suis moi-même opposée, lors de la première lecture du texte relatif à
la présomption d'innocence, à des amendements qui, de près ou de loin,
avaient pour objet de restaurer certaines procédures spécifiques pour les
agents publics.
Par conséquent, si l'on n'opte pas pour une procédure pénale spécifique, on
peut être tenté de modifier le fond du droit pénal. C'est précisément ce
que proposent à la fois le rapport Massot et la proposition de loi de M. le
sénateur Fauchon.
Mais, avant d'entrer dans le vif du débat, je voudrais souligner que cette
proposition, comme les autres, présente également des inconvénients. En
effet, elle implique de renoncer à des principes fort anciens, comme par
exemple la théorie de l'équivalence des conditions ou celle de l'identité de
la faute civile et pénale.
En effet, on doit se poser la question de savoir si, à partir du moment où
l'on fait un texte général qui prend place dans le code pénal et qui, par
définition, s'adresse à tout le monde, on ne produit pas des effets non
désirés. En particulier, Mme Viney a fort opportunément rappelé devant la
commission du Sénat que c'est la « multiplication des accidents du travail et
des accidents de la circulation qui avait été à l'origine du développement
de la répression des délits non intentionnels ». Sur ce plan, je le dis au
nom du Gouvernement, la répression ne saurait faiblir. Les victimes seraient
fondées à reprocher cet affaiblissement à tous ceux qui y auraient mis la
main.
M. Christian Bonnet. Je suis tout à fait d'accord !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. D'une manière générale, je
crois qu'il est indispensable de veiller à ce que la réforme envisagée n'ait
pas pour conséquence d'affaiblir l'efficacité de la loi pénale dans des
domaines aussi sensibles que celui du droit du travail, de l'environnement, et
de la santé publique ou de la sécurité routière.
Depuis plusieurs années, on constate en effet que la responsabilisation des
acteurs, publics ou privés, a été accrue du fait de l'existence de la
sanction pénale et que cette responsabilisation a porté ses fruits en matière
de prévention. S'il convient d'éviter des poursuites injustifiées ou des
condamnations contraires à l'équité, il ne faut pas, pour autant,
déresponsabiliser les chefs d'entreprise, au risque d'aboutir à une
augmentation des accidents du travail, des faits de pollution, des atteintes à
la santé publique ou des accidents de la circulation.
J'ai moi-même procédé à certaines consultations, comme votre commission l'a
fait. Elles m'ont confortée dans l'idée qu'il ne faut toucher à la loi
pénale que d'une main tremblante. Sur plusieurs points, il me semble que
l'expertise n'a pas été poussée assez loin et que la navette parlementaire
permettra de l'approfondir.
Enfin, et pour clore cette introduction, je crois qu'il faut être constamment
guidé par le souci de n'exonérer ni les élus locaux ni les décideurs publics
ou privés de leur responsabilité pénale lorsque cette dernière est
évidemment engagée. Mais, en même temps, cette responsabilité ne doit pas
conduire à l'inertie par peur du procès ou à la démission par lassitude.
Dans sa proposition de loi rectifiée, M. Fauchon essaye de trouver des
solutions à ces problèmes difficiles. Les solutions qu'il propose et qui ont
été adoptées par la commission portent, vous le savez, sur deux points qui
rejoignent très largement les principales propositions faites par le rapport
Massot : d'une part, elle entend redéfinir le champ des délits non
intentionnels ; d'autre part, elle étend avec prudence la responsabilité
pénale des collectivités territoriales en tant que personnes morales.
Je voudrais revenir sur ces deux points, et d'abord sur la redéfinition du
champ des délits non intentionnels.
Quel est l'état du droit aujourd'hui ?
La question des infractions pénales non intentionnelles a toujours été très
délicate. Par principe, le droit pénal ne réprime que les comportements les
plus graves, les plus blâmables, ce qui est le cas des infractions
intentionnelles, des infractions dont on peut dire qu'elles sont faites de «
mauvaise foi ».
En revanche, il paraît a priori surprenant que les comportements commis
« de bonne foi » par une personne qui n'a ni l'intention de violer la loi, ni
l'intention de causer un dommage puissent également constituer des infractions.
Dans un tel cas, le recours au seul droit civil, qui permet l'indemnisation du
dommage, peut paraître suffisant.
Dans le nouveau code pénal résultant de la commission de révision présidée
par M. Badinter, est très clairement posé le problème, puisqu'il y est
spécifié, à l'article 121-3, que les crimes et les délits étaient en
principe des infractions intentionnelles : « Il n'y a point de crime ou de
délit sans intention de le commettre. »
Il demeure que ce même article a aussitôt apporté une exception à ce
principe en rappelant que, lorsque la loi le prévoit, des délits pouvaient
être constitués par une faute d'imprudence ou de négligence.
En effet, lorsque sont en cause des valeurs primordiales, comme la vie ou
l'intégrité physique des personnes, les comportements, même commis de bonne
foi, qui portent atteinte à ces valeurs paraissent devoir, dans certaines
circonstances, être sanctionnés pénalement. Par conséquent, le droit pénal
n'est pas seulement un droit subjectif, qui recherche s'il y a eu intention de
mal faire, mais aussi un droit objectif, qui sanctionne des comportements. J'ai
dit que cette évolution ne pouvait êtrequ'aprouvée dans le domaine du droit
du travail, de la santé, de l'environnement et de la sécurité routière.
Pour autant, ces infractions pénales supposent la commission d'une imprudence
ou d'une négligence, c'est-à-dire d'une faute, d'un manquement à un devoir de
prudence ou de diligence qui, malgré son caractère non intentionnel, présente
un caractère blâmable parce qu'il porte sur une activité susceptible de
causer un danger pour les personnes.
Si, dans leur principe, les dispositions de notre droit pénal paraissent ainsi
totalement justifiées, leur application pratique a cependant soulevé
d'importantes difficultés, pour les deux raisons suivantes.
En premier lieu, les textes définissant les infractions non intentionnelles, et
notamment les articles 221-6 et 222-19 du code pénal réprimant les homicides
et les blessures involontaires, ont retenu une conception large du lien de
causalité entre la faute et le dommage.
Dès lors que la faute a causé le dommage, même indirectement, même si
d'autres fautes ont eu un rôle causal, que plusieurs fautes « ont concouru au
dommage », comme le précise la jurisprudence de la Cour de cassation,
l'infraction peut être reprochée à chacune des personnes dont le comportement
a été jugé fautif. C'est la fameuse théorie de l'équivalence des
conditions, qui a été préférée à celle de la causabilité adéquate.
En second lieu, la nature même de la faute a été définie très largement par
le code pénal, qui vise l'imprudence, la négligence, la maladresse,
l'inattention et le manquement à une obligation de prudence ou de sécurité
prévue par la loi ou les règlements. La jurisprudence a estimé, au vu de ces
formulations, très proches de celle de l'article 1 383 du code civil, qu'il y
avait identité entre la faute civile et la faute pénale et que toutes les
fautes, même les plus légères, pouvaient ainsi caractériser une infraction.
L'arrêté de la Cour de cassation du 18 décembre 1912 n'a jamais été remis
en question, depuis lors, sur ce point.
Il résulte de ces deux principes - équivalence des conditions et identité des
fautes civiles et pénales - que la répression des délits non intentionnels
présente une particulière sévérité, notamment lorsqu'elle concerne les
personnes qui n'ont pas causé directement le dommage, mais dont le comportement
a pu créer les circonstances qui ont permis ou facilité la réalisation du
dommage.
Tel est, en particulier, le cas de ceux qui, parmi les diverses responsabilités
qui leur incombent, ont pour mission de prévenir, grâce aux actes qu'ils sont
susceptibles de prendre ou à la réglementation qu'ils peuvent édicter, des
atteintes à la sécurité des personnes ou des biens. C'est ainsi le cas de
dirigeants privés ou publics, comme les chefs d'entreprise ou les élus locaux.
A cet égard, de nombreux exemples pourraient être cités, qui sont dans toutes
les mémoires : celui du dancing du Cinq-Sept, celui du stade de Furiani, dans
lequel le directeur de cabinet du préfet a été mis en cause, celui des termes
de Barbotan, où c'est le maire qui l'a été, celui de la catastrophe du Drac,
celui de la mort d'un enfant tombé du haut des falaises d'Ouessant, où le
maire a été condamné.
Cette situation n'est pas nouvelle, et l'exposé des motifs du nouveau code
pénal rappelait, en 1986, que des dirigeants peuvent être condamnés pour «
des infractions dont ils ignorent parfois l'existence ».
Depuis très longtemps, la doctrine comme les responsables politiques ou
administratifs critiquent la sévérité excessive des textes et de la
jurisprudence, mais sans proposer pour autant un dispositif alternatif qui soit
suffisamment précis pour éviter une appréciation trop subjective de la
responsabilité pénale tout en garantissant par ailleurs les droits des
victimes - vous avez auditionné ces dernières et vous avez été aussi
touchés par leur témoignage.
Tels sont l'état du droit et les difficultés qu'il génère. La proposition de
loi adoptée par votre commission sur le rapport de M. Fauchon me paraît
apporter une amorce de réponse à cette problématique.
La réponse, que je qualifierai d'esquisse de solution, apportée par votre
rapporteur me paraît à la fois audacieuse et mesurée.
Elle est audacieuse, car elle revient sur ces deux principes séculaires de
l'identité des fautes et de l'équivalence des conditions.
Elle est aussi mesurée pour les deux raisons suivantes : d'une part, elle
articule la question du lien de causalité et celle de la faute, en exigeant une
faute caractérisée lorsque le lien de causalité entre la faute et le dommage
est indirect, sans exiger, dans tous les cas, soit un lien de causalité direct,
soit une faute caractérisée ; d'autre part, elle limite cette exigence à la
responsabilité pénale des personnes physiques et non à celle des personnes
morales.
S'agissant du premier point, la solution proposée par notre rapporteur est,
dans son principe, identique à celle qui est retenue par le rapport de la
commission que présidait M. Massot, mais elle en diffère toutefois
légèrement à deux égards.
La première différence, qui me paraît tout à fait justifiée, est que la
réforme proposée ne concerne pas que les délits d'homicide ou de blessures
involontaires, mais vise l'ensemble des infractions d'imprudence, ce qui exige
une modification de l'article 121-3 du code pénal.
A la réflexion, le Gouvernement partage l'analyse de M. Fauchon : il n'y a pas
de raison que l'appréhension plus circonscrite de la notion de faute
d'imprudence ne concerne pas tous les délits non intentionnels, par exemple les
délits en matière de pollution.
La seconde différence porte sur un point plus complexe, qui est la
caractérisation de la faute exigée en cas de causalité indirecte.
Le rapport Massot proposait de recourir au concept de « faute grave ». M.
Fauchon et votre commission proposent de retenir le concept de mise en danger
délibérée, ou, pour reprendre précisément les termes de la proposition, la
notion de « violation manifestement délibérée d'une obligation particulière
de sécurité ou de prudence ».
Ce concept présente, il est vrai, plusieurs avantages.
En premier lieu, il existe déjà dans notre droit pénal, depuis l'entrée en
vigueur du nouveau code pénal en 1994, puisqu'il est utilisé dans la
définition du délit de risque causé à autrui prévu par l'article 223-1 du
code pénal et comme circonstance aggravante des délits d'homicide et de
blessures involontaires
En second lieu, il s'agit d'un critère objectif qui suppose la démonstration
d'une imprudence consciente de la personne. C'est parce que la personne aura
été personnellement alertée - en pratique par une autorité supérieure, par
un subordonné, par un usager ou par les circonstances particulières de
l'affaire - de l'existence d'un risque déterminé et de la nécessité de
prendre certaines précautions pour en éviter la réalisation que sa
responsabilité pénale pourra être engagée. Je m'interroge toutefois sur le
point de savoir si ce critère n'est pas trop réducteur. Cette interrogation
résulte non seulement de la lecture du rapport Massot, mais également du
compte rendu de certaines des auditions auxquelles votre commission a procédé
fort utilement.
Certains comportements, même non délibérés, peuvent en effet être la cause
indirecte d'un dommage et présenter un caractère particulièrement grave qui
justifierait une condamnation pénale. L'exemple donné lors des auditions de
votre commission, celui du chirurgien qui informe de façon erronée l'équipe
soignante chargée du réveil de son patient de la nature de l'opération qu'il
a effectuée, ce qui conduit les membres de cette équipe à commettre des
fautes directes, est à cet égard éclairant.
En outre, s'agissant d'accidents du travail, il semble, au vu de statistiques
récentes, qui portent sur 500 condamnations annuelles en matière d'homicides
ou de blessures involontaires, que la violation manifestement délibérée d'une
obligation de sécurité par l'employeur n'a jamais été recherchée par les
juridictions pour entrer dans la voie de la condamnation.
La solution pourrait donc consister à retenir les deux critères de faute
manifestement délibérée ou de faute d'une particulière gravité, ce qui
permettrait d'engager la responsabilité pénale de la personne physique en cas
de faute inadmissible ou intolérable alors même qu'elle ne présente pas un
caractère délibéré. Je pense que la discussion d'aujourd'hui ainsi que la
navette parlementaire permettront d'approfondir cette réflexion.
En tout état de cause, je souhaite préciser l'interprétation qui me paraît
devoir être retenue de l'expression choisie par votre commission. De telles
précisions, qui figureront dans les travaux parlementaires, me semblent
indispensables pour faciliter l'application de ces nouveaux textes par les
juridictions.
Quelle est donc l'interprétation qu'il faut donner de l'expression « violation
manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de
prudence » ?
Je rappelle que la faute non intentionnelle est actuellement définie par
l'article 121-3 comme une imprudence, une négligence ou un manquement à une
obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou les règlements.
La faute caractérisée, qui serait désormais exigée en cas de lien de
causalité indirect, est définie par ce même article comme la « violation
manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de
sécurité ».
Il n'est donc pas exigé que l'obligation de prudence ou de sécurité qui a
été violée soit prévue par la loi ou les règlements. Une règle de
prudence, « de bon sens », dont n'importe qui comprendrait qu'elle doit être
respectée peut, en cas de violation manifestement délibérée, donner lieu à
condamnation pénale.
Par exemple, outre les cas de violation d'une prescription précise figurant
dans une circulaire, le directeur d'une école qui ne fait rien après avoir
été personnellement avisé que le portail d'entrée risque de s'effondrer
parce qu'un gond est cassé pourra être jugé responsable si le portail chute
sur un élève. De même, le maire d'une commune qui a été personnellement
alerté du danger qu'il y aurait à laisser ouvert un établissement accueillant
du public, alors que des travaux sont en cours pourrait être jugé responsable
en cas d'accident.
En définitive, le texte proposé par votre commission doit donc être compris
comme visant toutes les formes d'imprudence manifestement délibérée, qu'elles
aient ou non été prévues par une loi ou un règlement. Si une telle
interprétation n'était pas assez claire, il faudrait le préciser dans le
texte même en visant les deux cas de figure soit que la violation soit celle
d'une règle évidente et de bon sens de prudence, soit que ladite règle soit
prévue par un texte précis de loi ou de règlement.
Le caractère mesuré de la proposition de M. Fauchon découle ensuite du fait
que la limitation de la responsabilité pénale pour les infractions non
intentionnelles en cas de causalité indirecte entre la faute et le dommage ne
concerne que les personnes physiques.
En tout état de cause, les personnes morales, si elles sont pénalement
responsables - ce qui est notamment le cas des entreprises privées en cas
d'accident du travail ou des collectivités territoriales pour leurs activités
susceptibles de délégation - pourront toujours être condamnées.
Cette « plus grande » responsabilité pénale des personnes morales ne remet
pas en cause les principes du nouveau code pénal, car la réforme s'analyse non
pas en une réduction de la définition des délits d'imprudence, mais comme
l'institution d'une cause de non-responsabilité - ou de non-imputabilité - qui
ne profite qu'aux personnes physiques mais qui ne supprime pas l'existence de
l'infraction.
La réforme proposée n'est par ailleurs pas contraire au principe d'égalité
devant la loi, ce qui aurait été le cas s'il avait été prévu que la
responsabilité pénale d'une personne morale était un obstacle juridique à
celle de ses organes ou représentants personnes physiques. En effet, toutes les
personnes physiques, qu'il existe ou non une personne morale pénalement
responsable, se trouvent dans la même situation : leur faute indirecte n'engage
leur responsabilité personnelle que si elle est manifestement délibérée.
L'intérêt de cantonner les effets de la réforme aux personnes physiques
permet ainsi de sauvegarder les droits des victimes.
J'en viens maintenant à l'extension mesurée dans la proposition de M. Fauchon
de la responsabilité pénale des collectivités territoriales.
La responsabilité pénale des personnes morales est une des innovations
fondamentales du nouveau code pénal entré en vigueur le 1er mars 1994. Ce
principe est posé à l'article 121-2, qui exclut toutefois la responsabilité
pénale de l'Etat.
En revanche, le code pénal a prévu une responsabilité pénale des
collectivités territoriales et de leurs groupements pour les seules activités
susceptibles de faire l'objet d'une convention de délégation de service
public. Cette inclusion avait été inspirée par le souci d'éviter une rupture
d'égalité entre les activités des personnes privées et des activités
analogues exercées par des collectivités locales.
Je ne consacrerai pas de longs développements à cette question. Mais, comme la
plupart de ceux qui y ont réfléchi - je pense notamment au rapport du Conseil
d'Etat consacré à la responsabilité pénale des agents publics de 1996, mais
aussi aux remarques de la commission - je ne peux envisager sérieusement une
responsabilité pénale de l'Etat. Je sais bien que certains soutiennent que l'Etat
peut se condamner civilement à réparer des dommages, mais la responsabilité
pénale est de nature éminemment différente car elle participe de la
souveraineté. En outre, si nul n'est responsable pénalement que de son propre
fait, je ne vois pas comment une responsabilité pénale collective de l'Etat
pourrait être engagée.
Cette restriction aux activités susceptibles de faire l'objet d'une
délégation prenait ainsi en compte le fait que les activités de police
administrative, c'est-à-dire de réglementation au sens large, étaient de
nature fondamentalement différente des activités privées.
Je reste pour ma part convaincue qu'entre la fonction d'édicter des règlements
afin d'assurer la sécurité et la tranquillité de nos concitoyens, et celle
d'organiser le ramassage des ordures ménagères, il y a une différence de
nature.
Certes, beaucoup voient dans l'exercice du pouvoir de police la source
principale des mises en cause de leur responsabilité pénale. Ce n'est pas
faux.
M. Jean-Jacques Hyest. Eh oui !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. C'est la raison pour laquelle,
par exemple, l'Association des maires de France a particulièrement soutenu la
proposition selon laquelle toute plainte mettant en cause un élu local pour une
faute non intentionnelle commise dans l'exercice de ses fonctions ne peut donner
lieu, dans un premier temps, qu'à la seule mise en examen de la collectivité
publique pour laquelle il les exerçait.
Sans aller aussi loin, votre commission a retenu la solution proposée par la
commission présidée par M. Massot. Elle consiste à étendre la
responsabilité des collectivités territoriales à toutes leurs activités,
mais seulement en cas de manquement non délibéré à une obligation de
sécurité ou de prudence prévue par la loi ou le règlement.
Je dois vous avouer que je partage les appréhensions et les réticences du
président Massot, qui a fait part à votre commission de sa position
personnelle sur cette question, laquelle ne rejoignait pas celle de la majorité
de la commission qu'il présidait.
En premier lieu, en effet, l'extension de la responsabilité des personnes
morales pourrait être comprise comme une fuite des élus devant leurs
responsabilités. Comme l'a dit le Premier ministre le 24 novembre dernier
devant le congrès des maires de France « cela pourrait conduire à un
affaiblissement du sens de la responsabilité personnelle ».
En deuxième lieu, la représentation de la personne morale lors de la
procédure judiciaire sera le plus souvent assurée par le responsable de
l'exécutif de la collectivité, ce qui ne modifierait pas véritablement le
traumatisme de la mise en examen.
En troisième lieu, il me paraît clair que la plupart des sanctions du droit
pénal ne sont guère adaptées aux personnes morales. Seules les amendes
pourraient être prononcées, mais elles seraient bien entendu supportées par
les contribuables, qui pourraient estimer qu'ils ne sont pour rien dans le
dommage et peut-être même, pour une partie d'entre eux, qu'ils sont victimes
de ce dommage.
Enfin et surtout, je crois que la possibilité d'engager plus largement la
responsabilité pénale des collectivités locales conduirait inévitablement à
un accroissement de la pénalisation de la vie publique, et je ne crois pas que
ce soit ce que nous cherchons. La décision de prendre telle ou telle
réglementation, celle de choisir de réparer d'abord la salle polyvalente
plutôt que de réaliser tout de suite une station d'épuration aux nouvelles
normes devrait-elle faire l'objet d'une évaluation par le juge pénal ?
M. Gérard Delfau. Eh oui !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est le cas !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Ne pourrait-on pas dire que le
juge pénal deviendrait alors celui de l'opportunité des décisions des
collectivités publiques ? Et, par là-même, ne serait-il pas conduit à
remettre en cause le principe fondamental de la séparation des autorités
administratives et judiciaires, du moins lorsque les premières exercent des
prérogatives de puissance publique ?
Non, décidément, contrairement aux vertus qu'on lui prête, qui me paraissent
largement illusoires, je ne crois pas que l'extension de la responsabilité
pénale des collectivités territoriales soit une bonne chose.
Je crois que l'on peut s'engager - et encore avec beaucoup de précaution - dans
le sens d'une définition plus exacte du délit non intentionnel, même si je
crois qu'il faut bien en mesurer les conséquences.
Sur le second point de la proposition de loi, vous l'avez compris, je partage
plus les réticences du président Massot...
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Et la majorité de sa commission ?
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. ... que l'enthousiasme de
certains.
Je n'ai abordé devant le Sénat que les deux points qui faisaient l'objet de la
proposition de loi de M. le sénateur Fauchon, mais le rapport de la commission
présidée par M. Massot énonçait beaucoup d'autres pistes, qu'il conviendra
d'explorer même si cela ne se traduit pas forcément par des textes
législatifs.
Je voudrais dire pourtant que le chapitre VI du rapport de M. Massot, qui est
consacré à la nécessité de rendre la mise en examen moins systématique et
moins traumatisante, contient beaucoup de propositions dont il a déjà été
discuté, ici même et à l'Assemblée nationale, lors des débats sur le projet
de loi relatif à la présomption d'innocence et au renforcement du droit des
victimes.
J'ai eu l'occasion de dire également que j'étais prête à élargir encore le
statut de témoin assisté - qui est déjà considérablement renforcé dans la
rédaction actuelle du projet de loi - à faire en sorte que le juge soit
obligé d'entendre la personne avant toute mise en examen ou encore à ce que le
contrôle sur les délais d'instruction soit renforcé.
Je suis certaine que c'est plus la mise en examen qui préoccupe les élus
locaux que le nombre des condamnations effectivement prononcées, qui est encore
inférieur à la vingtaine - je l'ai dit en commençant cette intervention.
C'est donc aussi, et peut-être principalement, sur la procédure pénale qu'il
faut agir. Nous le faisons et nous continuerons à en discuter ensemble ; mais
c'est un sujet qui est traité par le biais du texte relatif à la présomption
d'innoncence.
Par ailleurs, s'il s'agit de favoriser - et c'est nécessaire - les modes de
règlement des conflits autres que pénaux, je souhaite rappeler que le
Parlement est saisi d'un texte qui reviendra bientôt devant la Haute Assemblée
et qui est relatif au référé administratif ; ce texte vise à accélérer le
rendu de la justice administrative. J'en attends beaucoup, dans la mesure où
les juges administratifs seront mieux armés pour faire face à l'urgence et
pour apporter des réponses aux revendications légitimes des victimes.
J'ai aussi indiqué que les textes réglementaires qui accompagneront cette loi
contiennent des dispositions qui permettront d'allouer des provisions en cas de
dommages, même en l'absence d'une requête au fond. C'est un élément
important de simplification et de rapidité.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Cela existe au civil.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je crois enfin, et je l'ai dit à
plusieurs reprises devant cette assemblée, qu'il convient de « mieux armer
juridiquement les décideurs publics » - je reprends là le titre du chapitre
VIII du rapport de M. Massot. Il faut certainement améliorer la formation des
élus et des agents publics au droit. Il faut aussi développer les capacités
d'expertise juridique des collectivités locales, expertise qui pourrait
d'ailleurs justifier, je le souligne, des formules d'intercommunalité un peu
plus fréquentes. Il faut enfin renforcer le contrôle de légalité.
Bien entendu, ces dispositions ne relèvent pas du seul ministère de la
justice, qui est là, comme le rappelait tout à l'heure M. Larché, pour
apporter aux magistrats non seulement des connaissances techniques, mais
également des connaissances plus générales sur les contraintes et sur les
obligations des décideurs publics. Un important travail interministériel reste
à faire. Il est engagé, et j'espère que nous pourrons le mener à bien.
Cette nécessité a été prise en compte par M. Hanoteau, le nouveau directeur
de l'Ecole nationale de la magistrature, et la formation initiale et continue
intègre d'ores et déjà une ouverture plus large sur la société.
Enfin, le rapport de M. le président Massot contient beaucoup d'autres
propositions dont il ne peut pas être débattu maintenant, soit qu'elles
exigent des expertises plus approfondies et trouveront leur place dans la
navette parlementaire, soit qu'elles ne doivent pas se traduire obligatoirement
par des textes de nature législative.
Je suis persuadée que, sur les autres points, il nous faut en effet laisser le
temps de la maturation.
Mais cette proposition de loi mérite en tant que telle d'être examinée, et
vous avez entendu les engagements de calendrier pris à ce titre par le
Gouvernement. (Applaudissements sur les travées socialistes. - MM. Hyest,
Jolibois et Delevoye applaudissent également.) |