Libération 28 juin
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Texte publié le mercredi 28 juin 2000 par "Libération"

Courrier : échange sur la réforme de l'homicide involontaire

L'avocat Daniel Soulez-Larivière s'indignait le 22 juin dernier dans les pages «Rebonds» de Libération que la réforme de l'homicide involontaire proposée par le sénateur Pierre Fauchon (Union centriste) ait donné lieu à une partie de ping-pong «politicien» entre le gouvernement et la droite, les uns et les autres cherchant à éviter de se mettre à dos une opinion publique sensible aux droits des victimes. Claude Got professeur de médecine et Michel Parigot, mathématicien et président du comité antiamiante de Jussieu lui répondent ci-dessous.

Les commentaires de Daniel Soulez-Larivière sur les déboires parlementaires de la proposition de loi visant à protéger les décideurs pour des délits non intentionnels, sont réducteurs. Limitant le conflit à de sordides marchandages politiciens traduisant les ambiguïtés de la majorité comme de l'opposition sur ce texte, il escamote le débat de fond et confond la cause et l'effet, oubliant ce qu'il écrivait dans son plaidoyer en faveur de cette proposition de loi, publié le 14 mars dans Libération: «La distinction du direct et de l'indirect est-elle juste et opérationnelle? la réponse est non sur les deux tableaux.» On ne peut défendre une fausse bonne idée (protéger des élus dont les condamnations pour homicides ou blessures involontaires sont exceptionnelles) avec une vraie mauvaise solution (distinguer une causalité directe ou indirecte dans la production des dommages), et c'est bien cela qui a provoqué les réactions d'opposition à ce texte à la fois inadapté et pervers. Il est normal qu'un avocat défende dans un prétoire, avec toutes les ressources de la rhétorique, les décideurs responsables de catastrophes. Il est moins dans son rôle lorsqu'il défend dans les médias un texte profondément inégalitaire qui va protéger les cols blancs aux dépens des cols bleus et des victimes. Quand il imagine une société adulte où «se distingue le pénal fait pour les salauds et le civil fait pour ceux qui ont commis des erreurs», il enrobe d'une formule clinquante son refus de voir sanctionner les responsables de catastrophes sanitaires.

Présenter cette opposition sur le fond comme des réactions de personnes ne comprenant rien au droit est la seconde malhonnêteté intellectuelle qui a dominé cette procédure mal conçue et mal conduite. Les juristes qui avaient été entendus par la commission des lois du Sénat étaient opposés à la distinction entre causalité directe et indirecte. Dans les drames de sécurité sanitaire ou civile que nous avons connus, les situations complexes étaient la règle et quand un événement est «multifactoriel», il est important de préciser le rôle de chaque «cause». Etablir une hiérarchie des causes a priori, comme le fait la proposition de loi, est une aberration scientifique et juridique. Seules des analyses approfondies de ces événements par des juges d'instruction assistés d'experts permettent d'attribuer aux facteurs de risques leur part dans la survenue du dommage.

Il y a toujours un problème lorsque les élus légifèrent pour les élus. Cela devient une farce avec le Sénat, qui est élu par les élus et ne représente qu'eux. La classe politique devait dans ces circonstances s'entourer de toutes les précautions. Au lieu de cela, elle a laissé le Sénat concevoir une modification essentielle du code pénal comme un simple «coup» politique.

Il faut revenir à des pratiques normales. L'analyse du texte doit se faire dans la clarté, en l'appliquant à des situations réelles. Le but étant de mettre fin au «sentiment d'insécurité juridique» des élus locaux, provoqué par la condamnation de 14 d'entre eux en quatre ans, le législateur devrait d'abord dire quelles condamnations il considère comme injustes. Des juristes doivent préciser celles qui auraient été évitées par la proposition de loi, pour savoir si elle atteint son objectif. Ils devraient aussi évaluer ses conséquences sur les principales catastrophes de sécurité sanitaire de ces dernières années, puisque ce texte ne protège pas seulement les élus locaux mais l'ensemble des décideurs. Sans cette analyse qui peut se faire en quelques mois, la démarche parlementaire n'est pas honnête, tant vis-à-vis des élus locaux que des victimes ou de la population dans son ensemble.

Ce n'est pas parce que le Sénat est élu par un suffrage peu démocratique à deux niveaux qu'il doit instituer une justice à deux vitesses, l'une qui protégerait les organisateurs du risque, l'autre pour les simples exécutants qui n'auraient pas su gérer l'événement ultime de la chaîne causale.

Le législateur a été incapable de donner une justification, autre que clientéliste, à son souhait de rendre plus difficiles les poursuites contre les auteurs indirects que contre les auteurs directs. Les exemples cités dans les rapports parlementaires montrent que cette hiérarchie des causes est aberrante. Ainsi est auteur indirect «l'automobiliste en état d'imprégnation alcoolique qui déséquilibre un cyclomotoriste, celui-ci se faisant écraser par un véhicule roulant à la suite.» Comment peut-on justifier de poursuivre moins sévèrement l'auteur indirect, qui a déséquilibré le cycliste, que l'auteur direct du dommage dont la seule faute est de s'être trouvé là?

Quand des usagers pénètrent dans un tunnel après le début d'une alerte incendie sans avoir été prévenus, ceux qui n'ont pas su organiser cette alerte sont-ils moins responsables de leur mort que le chauffeur du camion qui a brûlé? si une infirmière surchargée de travail commet une erreur fautive et provoque la mort d'un enfant, ceux qui n'ont pas su équilibrer les ressources humaines et les missions à accomplir doivent-ils être exonérés pour faire retomber la responsabilité de la mort de cet enfant sur la seule infirmière? Quelle est la situation d'un conseiller technique qui a été négligent dans l'instruction d'une décision ministérielle, ou celle d'un ministre qui ne prend pas une mesure de protection alors qu'elle est accessible, peu coûteuse, acceptable et efficace?

On ne peut légiférer sans répondre à ces questions. Elisabeth Guigou a rappelé à plusieurs reprises qu'«il ne faut toucher à la loi pénale que d'une main tremblante». Espérons que la main du législateur tremblera le temps que s'instaure le débat démocratique.