Libération 9 juin
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texte publié le vendredi 9 juin par "Libération"

Le Sénat au secours des délits d'élus
Il réexamine le texte pourtant suspendu par le gouvernement.

Par ARMELLE THORAVAL

Les sénateurs ont la tête dure. Ils ont surtout des troupes auxquelles il leur faut rendre compte: ce sont les élus locaux, qui sont aussi leurs électeurs. Depuis des mois, les maires, entre autres, réclament une modification du code pénal concernant les délits non intentionnels: l'objectif est d'établir une différence entre les responsables directs et indirects d'un accident ou d'un dommage. Du côté des responsables directs, médecins qui préparent mal une opération, enseignants qui ne surveillent pas un élève, chauffeur qui renverse un cycliste; du côté des responsables indirects, l'hôpital qui a laissé ce médecin assurer une garde trop longue, la mairie qui avait mal entretenu un établissement scolaire ou qui avait laissé une chaussée en mauvais état.

A l'initiative du sénateur centriste Pierre Fauchon, une proposition de loi a été adoptée au palais du Luxembourg puis à l'Assemblée, dans de curieuses conditions. Au dernier moment, le RPR, pourtant très demandeur, s'était abstenu, craignant les critiques des associations de victimes. Cette volte-face avait conduit le gouvernement à supprimer ce texte de l'ordre du jour du Sénat, en seconde lecture, et à entamer une véritable concertation avec les associations.

Mais, contre l'avis du gouvernement, les sénateurs ont décidé de reprogrammer l'examen de cette loi pour le 15 juin. Peu sensible aux contradictions, le groupe PS au Sénat a soutenu cette inscription. Les seuls à s'y opposer sont les communistes, qui s'étaient déjà abstenus en première lecture. Hier en commission des lois, le communiste Robert Bret a signifié de nouveau son hostilité à l'examen, le 15 juin, du texte. «Il n'est pas opportun de légiférer dans la précipitation. Nous avons été alertés sur les risques de cette modification du code pénal. Il est légitime qu'une vraie évaluation soit faite - ce que demandent les associations - des effets de ce nouveau texte», dit-on chez les élus du PCF. Une position très isolée, alors que ce texte chamboule la responsabilité pénale pour les délits involontaires.

«On ne peut pas tout démolir pour quelques maires»

 

Deux présidents d'associations de victimes dénoncent la proposition de loi.

Par ARMELLE THORAVAL

Edmond-Luc Henry est président de l'Association française des hémophiles (A. F. H.), Michel Parigot gère le comité antiamiante du Jussieu. Avec quatre autres présidents d'association, ils ont participé au premier groupe de travail organisé mardi par le ministère de la Justice. Au total, douze associations ont groupé leurs forces contre le proposition de loi.

Que pensez-vous de la position du Sénat?

Edmond-Luc Henry. La ministre de la Justice semblait décidée à écouter nos critiques et à discuter. Mais le Sénat fait un coup de force et il met un terme à cette concertation. On ne peut pas analyser sérieusement les effets de cette modification des délits non intentionnels en huit jours. Les sénateurs manifestent donc une volonté délibérée d'empêcher que l'on puisse discuter de ce texte.

Michel Parigot. C'est clairement une proposition de loi qui a peur de la lumière. Les associations de victimes n'ont jamais été consultées, et nous représentons 10 000 morts par an, tandis que le Sénat cite le cas de 14 maires mis en examen et condamnés en cinq ans, des élus qui n'ont jamais fait un seul jour de prison. Quand nous avons demandé à être reçus, après le passage du texte à l'Assemblée, les sénateurs nous ont répondu qu'ils «n'avaient pas le temps». Mardi, Pierre Fauchon était présent. Nous lui avons renouvelé cette demande. Il nous a dit texto: «Vous n'y pensez pas. On a plein de choses à faire.» Cette réponse montre bien que leur seul problème est d'atténuer la responsabilité des élus. La représentation nationale est là pour assurer la défense de l'intérêt général, or, en l'espèce, elle défend son intérêt personnel. Comme si les petits commerçants mécontents du fisc obtenaient une modification globale du régime des impôts.

Sur le fond, quel est le problème de ce texte?

M. P. Il a été proposé sur la base d'un fantasme collectif, celui d'une pénalisation excessive de la société pour les délits involontaires. Prenons l'exemple de l'amiante: il y a 2 000 morts par an, et seulement quelques plaintes, qui ne sont même pas instruites.

E.-L. H. La proposition de loi impose, pour que les responsables indirects soient poursuivis, une faute d'une gravité exceptionnelle ou un manquement à la loi et au règlement, c'est-à-dire aux décrets. Cela va permettre de créer une hiérarchie pénale dans les responsabilités. Bien souvent, il y a les auteurs directs d'une violence involontaire. Et les auteurs indirects qui ont permis qu'une catastrophe prenne une grande ampleur, parce qu'ils n'ont pas pris les textes ou les circulaires nécessaires. Le risque, c'est que la justice ne s'applique qu'aux lampistes. En réalité, c'est une affaire totalement politique, je ne vois pas où est l'urgence.

M. P. Ce que nous demandons, c'est que l'on prenne les exemples existants et que l'on simule l'application du nouveau texte sur les informations judiciaires en cours, que l'on y réfléchisse. Il est possible qu'il y ait des excès et qu'il faille y travailler. Mais pas de cette manière. Dans le cas de l'amiante, les responsables sont toujours indirects ou presque.

Quelques députés ont suggéré d'améliorer la procédure civile pour remplacer la procédure pénale. Qu'en pensez-vous?

E.-L. H. Aujourd'hui, la voie pénale est la seule qui permette de rechercher les causes et les responsabilités dans un accident collectif. Au civil, les victimes doivent payer elles-mêmes les expertises, il n'y a pas d'instruction des dossiers.

M. P. Cette réforme est hors d'atteinte. Au civil, il est possible de demander une indemnisation. Aller au pénal, c'est demander que les responsabilités soient établies, pour que cela ne recommence pas, favoriser la prévention. C'est aussi enclencher une culture de la sécurité, qui n'existe pas dans certains secteurs, comme dans l'enseignement supérieur. On ne peut pas tout démolir pour le confort de quelques maires.