Libération 15/11/2001
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Texte de l'auteur du site publié dans la rubrique "Rebonds" du journal "Libération" le 15 novembre 2001.

Dans le pays où l'espérance de vie est une des plus élevées au monde, la folie des vaches et celle des hommes font régresser notre aptitude à gérer les risques. Dans ce type de crise de sécurité sanitaire, un déficit de décisions passé (arrêt tardif de l'importation de viandes et de farines anglaises) ne peut être rattrapé car, comme pour l'amiante, les malades à venir sont pour la plupart déjà atteints. Les décideurs sont en retard d'une bataille et ils sont tentés d'adopter de nouvelles décisions pour retrouver une crédibilité, ni les médias ni la population n'acceptant l'idée que le risque causal est du passé et qu'il est en grande partie contrôlé, puisque c'est aujourd'hui qu'une personne peut sombrer dans le coma sur les écrans de télévision.

A cette difficulté de gestion du risque différé s'ajoute les déviances dans les comportements humains. Nous savons que le chef de l'Etat parle et agit impulsivement. Souvenons nous de son annonce du 14 juillet 1996 de l'évacuation de tous les étudiants de Jussieu avant la fin de l'année. Analysant cette pulsion décisionnelle lors de ma mission sur l'amiante, j'avais été stupéfait d'apprendre l'absence de concertation préalable avec son gouvernement. Rappelons que le désamiantage est fait progressivement et sera achevé entre 2006 et 2008 soit plus de dix ans après cette dramatisation spectaculaire. Les parlementaires ont joué le même jeu pervers. Entendre Jean-François Mattéi prendre la tête de l'agression du gouvernement sur ce dossier témoigne d'un manque d'humilité ahurissant. Ce médecin qui se veut le défenseur de la santé publique est à l'origine de la quasi-disparition d'un élément important de la sécurité sanitaire : l'autopsie médico-scientifique. C'est lui qui a proposé dans la loi bioéthique de 1994 l'amendement rendant obligatoire la consultation des familles avant de pratiquer les autopsies, au lieu de se contenter de tenir compte des oppositions exprimées. Cette initiative malheureuse fait que les centaines de cas douteux de maladie de Creutzfeld Jacob observés en France chaque année ne sont pas l'objet d'un prélèvement tissulaire cérébral, seul capable de préciser s'il s'agit de la nouvelle forme de la maladie. Je suis persuadé qu'il n'y a pas de sous évaluation importante de la proportion de cas humains, mais je suis également assuré que si l'autopsie de ces cas n'est pas rendue rapidement possible, l'incertitude nourrira la crainte (le rapport sur l'autopsie qui m'avait été demandé en 1997 est sur le site www.sante-publique.org, il n'a pas eu de suites).

Comment réagir face à ces dérapages ? Comment faire preuve d'humilité et de réalisme ? D'abord en affirmant sans cesse la hiérarchie des risques. Celui qui est lié aux produits agricoles contaminés est devenu très faible. Quand mille personnes meurent d'un produit agricole "de qualité", une seule meurt d'un produit contaminé. D'un côté les 150 000 morts du tabac, de l'alcool et du couple sédentarité/suralimentation, de l'autre moins de 150 de listériose, de salmonellose et de toxi-infections alimentaires.

Ensuite en cessant de nous laisser intoxiquer par le principe de précaution. Il a tout son sens dans la gestion du risque planétaire, pour éviter des dégâts irréversibles de notre environnement. Les arguments s'accumulent pour nous faire craindre une détérioration des conditions climatiques des générations à venir si nous continuons à aggraver l'effet de serre, et nous sommes incapables de mettre en œuvre les accords de Kyoto. Dans la gestion du risque local, il faut être prudents, mais conserver une rationalité minimale dans la relation entre les coûts et l'efficacité. Le dernier comité interministériel de sécurité routière annonce quelques centaines de millions supplémentaires pour équiper les policiers et les gendarmes. Si 12 à 18 milliards sont consacrés au retrait des vaches de la chaîne alimentaire, il faut que je change de métier. D'un côté la première cause de mortalité des jeunes, des milliers de familles dans le malheur chaque année et un système de contrôle sanction qui fait faillite faute de moyens, de l'autre un risque faible auquel on consacre des milliards !

Il faut également cesser d'agiter le risque judiciaire pour les décideurs là où il n'existe pas, notamment dans le domaine de la précaution, c'est à dire du risque insuffisamment documenté pour que l'on puisse établir un lien de causalité entre l'inaction d'un responsable et le dommage subi par un individu. C'est dans le domaine de la prévention, c'est à dire de l'efficacité mesurable pour éviter un risque caractérisé, que la relation entre la négligence des uns et le dommage des autres peut être prouvé et permet l'action judiciaire. Ces conditions étaient réalisées dans la contamination par le sang au printemps 1985. Une prévention était disponible et l'on a reproché aux décideurs d'avoir tardé à la mettre en œuvre. La situation est proche pour les voitures inutilement rapides et dangereuses, les victimes d'un très grand excès de vitesse iront devant les tribunaux pour un accident constaté dans une procédure, provoqué par un véhicule mis en circulation à une date définie, avec des caractéristiques incompatibles avec les règles limitant la vitesse, ce qui identifie l'imprudence et la négligence, alors que le risque qui leur est lié est documenté et les mesures de prévention connues. Rien de tout cela dans le risque lié au bœuf, personne ne peut dire quand et avec quel produit le malade a été contaminé.

Quant au risque lié aux formes les plus discutables de la médiatisation, il est hélas ingérable, c'est le prix à payer pour la liberté. Dans la lignée des principes fous, le principe d'émotion, synonyme de parts de marché, se substitue au principe d'information. La mort insupportable d'un jeune Palestinien assassiné à côté de son père qui tente de le protéger est une séquence dont la présentation est justifiée par l'information qu'elle contient, il ne s'agit pas d'une balle perdue. L'agonie d'une personne atteinte par une encéphalite contient uniquement de l'émotion, la même image pouvait être présentée avec une cause différente, et l'utiliser est un abus du recours à la sensibilité du spectateur. J'ai des centaines d'images d'accidentés, insupportables à regarder, je ne les utiliserai jamais.

Revenons aux décisions possibles. Faut-il cesser d'utiliser les farines animales ? je crois que c'est nécessaire, le délai pourrait être d'une année pour préparer la transition, notamment par des investissements agricoles devenant productifs à partir du milieu 2001. Son principal avantage serait d'éliminer la fraude et les "erreurs", même si l'efficacité sur l'ESB sera pratiquement nulle. Développer une traçabilité précise des viandes, lisible pour le consommateur est indispensable pour rétablir la confiance. Nous nous sommes donné les moyens de le faire en France, il faut maintenir et développer la qualité de cette information, sans tenir compte des délais souhaités par l'Europe, aussi nulle dans la gestion de cette crise que dans celle des autres risques sanitaires majeurs. Il faut adopter dans l'urgence une loi rétablissant les possibilités d'autopsie médico-scientifique pour documenter sans discussion possible la faiblesse du risque réel. Il faut développer les moyens de gestion des risques sanitaires. La création des agences a été une très bonne chose, il faut maintenant étendre leur champ d'action. Si nous sommes incapables de nourrir les médias avec une information de qualité, ils seront envahis par la rumeur, le doute, la crainte et l'émotion. Les registres du cancer indiquent le développement inquiétant de certains d'entre eux, mais nous n'avons pas mis en place les moyens de la surveillance du risque chimique. La médecine du travail est en crise, nous ne savons pas l'associer au développement de la connaissance épidémiologique et certaines Facultés n'ont même pas un enseignant titulaire dans cette spécialité alors que le gouvernement prétend en faire une priorité.

Les crises de santé publique vont-elles devenir ingérables ? oui si les comportements ne se modifient pas radicalement, oui si l'on continue à privilégier les actions tardives et coûteuses au lieu de financer la connaissance et la prévention. Il est déjà difficile d'intégrer l'incertitude des connaissances, les contraintes économiques, la responsabilité pénale, si nous chargeons la barque en faisant monter dedans l'opportunisme politique, l'inaptitude des décideurs à anticiper et gérer les crises et l'appétence des médias pour le conflit et l'émotion, notre rationalité va sombrer.