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Libération – mardi 4 avril 2000 –page 13

La proposition de loi sur les délits "non intentionnels"

"une amnistie anticipée"

 

Le Pr Claude Got dénonce le texte examiné demain à l'Assemblée, qui démolirait notamment l'instruction sur le sang contaminé.

Demain soir, l’Assemblée nationale va examiner la proposition de loi du sénateur Pierre Fauchon sur les délits non intentionnels. Cette expression juridique, obscure pour le grand public recouvre en fait les poursuites pour homicides involontaires et blessures involontaires. Avec la proposition de loi du sénateur Fauchon, c’est tout un pan de la responsabilité médicale, de la responsabilité des chefs d’entreprise, relativement à la sécurité au travail, qui va être, nuitamment ( à 21H00) et sans bruit, bouleversée. Quand le prétexte d’origine concernait la responsabilité des décideurs publics. Accessoirement, l’adoption de ce texte aura pour effet immédiat de démolir l’essentiel de la troisième instruction concernant l’affaire du sang contaminé. Ce point ne peut avoir échappé à la sagacité des députés, eux qui avait pour président, jusqu’à la semaine dernière, Laurent Fabius. La loi pénale s'appliquant rétrospectivement si elle est plus douce, les conseillers ministériels de Georgina Dufoix, Edmond Hervé et Laurent Fabius, mais également les intervenants dans la bataille des tests de dépistage, échapperont au procès si la proposition de loi Fauchon est adoptée. Seuls les médecins qui ont directement distribué des produits contaminés ou encore ceux qui ont été mis en examen pour empoisonnement ou complicité d’empoisonnement s’exposent à un nouveau procès. Encore n’est-ce pas certain puisque la chambre d’accusation de Paris doit trancher ce point au début du mois de juin. Ce n’est pas le seul enjeu: un certain nombre d’affaires médicales, où sont en cause le fonctionnement d’un hôpital dans son ensemble, risquent de se voir réduites au seul cas du chirurgien peu attentif ou de l’anesthésiste imprudent.

Le professeur Claude Got s'investit depuis des années dans le combat contre les accidents de la route, les méfaits du tabagisme et de l’alcoolisme. Il estime que ce texte est une «erreur politique majeure».

Que contestez-vous dans le texte proposé par Pierre Fauchon?

CG: D’abord le mobile. Il est destiné à réduire le risque de mise en examen des élus locaux en cas de blessures ou d'homicides par imprudence. C’est purement clientéliste: il n’ y a que trois ou quatre condamnations de responsables locaux par an pour homicides ou blessures involontaires pour plus de 500.000 élus! Rassurer symboliquement les élus avant les élections municipales ne justifie pas de torturer le code pénal qui s'applique à tous. Surtout cette loi est un déni de justice pour les victimes. La réforme se fait dans la précipitation, la commission du Sénat a auditionné sept personnes le 19 janvier et le rapport a été annexé au procès verbal de la séance du 20, difficile d'aller plus vite ! le projet a été adopté une semaine plus tard. L'Assemblée nationale n'a pas été plus soucieuse d'entendre ceux qui pouvaient avoir un avis technique sur la proposition de loi.

Quelles seront, selon vous, les conséquences de cette loi?

Les bases techniques du texte sont mauvaises, les juristes consultés - Geneviève Viney et Jean Pradel - l'ont affirmé à la commission du Sénat. La loi distinguerait une responsabilité directe dans un homicide par imprudence, pour laquelle les règles actuelles ne seraient pas modifiées, et une responsabilité indirecte pour laquelle il serait difficile de mettre en examen un responsable, il faudrait qu'il ait transgressé délibérément un règlement ou commis une faute d'une exceptionnelle gravité et dont il ne pouvait ignorer qu'elle faisait courir des risques à autrui. Une telle disposition revient à faire porter la responsabilité sur celui qui est le dernier chaînon d'un ensemble d'événements associés pour produire le dommage. Son ambiguïté est telle qu'elle sera la source de conflits qui provoqueront l'hostilité des victimes et de leurs familles. Ces dernières n'accepteront pas que ce soit le lampiste qui porte le chapeau, sans que les responsables de décisions organisationnelles inadaptées à l'origine du risque puissent être inquiétés. Il suffit de prendre l'exemple de la catastrophe du tunnel du Mont Blanc pour comprendre que les responsabilités indirectes sont dominantes dans de tels événements. Qui avait la responsabilité de la conception du système d'alerte pour éviter que les usagers entrent dans le tunnel après le début de l'incendie, qui avait la responsabilité des manœuvres d'entraînement à la lutte contre un incendie, qui avait la responsabilité de la conception et de la validation du système de ventilation ? Toutes ces responsabilités sont indirectes.

Vous estimez que cela laisse les victimes de côté. Pourquoi?

L’on a eu peur de faire un texte seulement pour les élus locaux, alors le code pénal a été modifié pour tout le monde. Mais c’est une tromperie sur l’objectif. Les «responsables» vont être protégés. Et l'idée que les procédures civiles pourraient compenser ce changement du code pénal est absurde. La priorité des victimes et de leurs familles n'est pas une indemnisation mais la compréhension des éventuelles erreurs qui ont provoqué la mort d'un de leurs proches et la condamnation d'une incompétence. Entre le dommage provoqué volontairement, et celui qui est la conséquence d'une transgression délibérée d'une obligation, il y a une place nécessaire dans le code pour dire si oui ou non un responsable a été imprudent ou négligent et si son incapacité à assumer son rôle a coûté la vie à un ou plusieurs être humains.

Vous reprochez aussi à l’Assemblée nationale et au Sénat d’avoir masqué les vrais enjeux...

CG: Oui, car les responsables les mieux protégés ne seront pas les élus locaux, ce seront les responsables ministériels et les administrations. L'exigence de transgresser un règlement va produire une protection absolue de ceux à qui une victime voudrait reprocher de ne pas avoir, par imprudence ou négligence, mis en oeuvre la réglementation qu'il aurait pu et dû produire. C’est l’exemple du sang contaminé Quelle est la responsabilité d'un conseiller technique de ministre ? elle est manifestement indirecte. Le maire qui ignore une réglementation sera protégé, s’il prouve son ignorance. Mais le ministre ou l'administration n'auront pas cette obligation, il leur suffira de ne pas prendre leurs responsabilités et de ne pas réglementer !

Y-a-t-il un autre moyen de répondre à l'angoisse des élus?

Il aurait fallu leur donner les moyens de gérer leurs responsabilités, avec des structures de conseil juridique leur facilitant la maîtrise de réglementations complexes, par des agences d'expertise spécialisées. A titre personnel, j'ai assuré de multiples missions d'expertise. Je revendique la responsabilité des conseils que j'ai donnés. J'ai commis des erreurs, certaines pouvaient être des fautes, j'estime que les victimes de ces erreurs et de ces fautes peuvent s'en plaindre, même si ma responsabilité est indirecte.

Pour les élus, le Parlement raisonne différemment et traite les décideurs comme une espèce en voie de disparition : c’est dévalorisant pour le monde politique. Cela crée une forme d'amnistie anticipée.

recueilli par Armelle Thoraval