amiante (retour à la page d'accueil de la partie amiante du site)
Après le travail d'expertise que j'ai effectué à la demande Martine Aubry et de Bernard Kouchner de décembre 1997 à mai 1999, un juge du tribunal des affaires sociales de Meaux m'a demandé le 21 septembre 2000 d'effectuer une expertise judiciaire. L'objectif était de situer la période d'exposition à l'amiante d'un travailleur employé par l'entreprise Roussel-Uclaf et qui avait développé un mésothéliome par rapport au niveau de connaissances disponibles pendant cette période qui s'étendait de 1950 à 1977. Cette expertise a été achevée en 2002.
je reproduis ci-dessous la partie de ce rapport concernant l'émergence des connaissances concernant les effets de l'amiante sur la santé. Les parties non reproduites sont spécifiques de l'affaire concernée et n'apportent pas d'éléments utiles à la compréhension du "risque amiante".
Certains aspects de cette expertise relèvent de l’histoire des sciences, et des modalités de transfert d’informations du domaine de la recherche vers des applications pratiques. Il ne s’agissait pas de demander à un expert d’exploiter ses connaissances pour les appliquer à une situation particulière. Il était nécessaire de rechercher dans les documents originaux l’expression d’un « niveau de certitude » pour mieux différencier les hypothèses plausibles des formes plus consistantes de la preuve épidémiologique. C’est cette exigence qui justifie la citation relativement détaillée des textes scientifiques qui ont contribué à préciser les risques liés à l’exposition à l’amiante et des documents qui ont assuré leur diffusion.
Pour exprimer cette nécessité de distinguer l’émergence d’un fait, l’évaluation de la validité des hypothèses explicatives, et finalement l’affirmation de l’importance du problème, qui détermine l’attention que l’on doit lui porter, je prendrai l’exemple du risque de cancer bronchique chez les personnes ayant développé une asbestose. La première étape est la lecture de l’observation rapportée par Lynch en 1935 d’un cas de cancer pulmonaire chez un homme qui avait travaillé dans une filature d’amiante en Caroline du Sud. Elle ne produit aucune preuve épidémiologique, mais elle émet l’hypothèse de la relation causale en notant l’importance des modifications de la surface des bronches de cet ouvrier en dehors de la zone tumorale (métaplasie malpighienne). L’auteur évoque le rôle irritant envisageable des poussières d’amiante produisant cette lésion considérée comme précancéreuse, puis le développement du cancer. La seconde étape s’étend sur 6 années, entre 1943 et 1949, pendant lesquelles plusieurs études portant sur des séries de cancers observés ont fait passer la connaissance au stade de la « preuve » épidémiologique. Il était alors encore possible de discuter les mécanismes, mais le « lien » entre le travail dans l’industrie de l’amiante et le cancer pulmonaire n’était plus contestable. Savoir si les produits associés à l’amiante, les huiles minérales notamment, pouvaient jouer un rôle, isolément ou en association avec l’amiante, si la fibrose était une étape intermédiaire dans le développement des tumeurs est un questionnement d’une autre nature, relevant notamment de l’expérimentation ou d’analyses plus poussées des différences dans les facteurs de risque associés à ces séries d’observation. La troisième étape apparaît quand la quantification de l’accroissement du risque est associée à l’évaluation de la population exposée pour préciser l’étendue des dommages actuels et à venir. Il est alors justifié d’écrire, comme l’a fait Miner en 1965 dans la préface du numéro des « Annals of the New York Academy of Sciences » du 31 décembre 1965, que l’exposition à l’amiante « est peut-être la cause la plus importante des cancers industriels de notre temps ». Cette publication de 732 pages, réunissant les meilleurs spécialistes du problème, marque véritablement la transition entre la période d’accumulation des preuves et celle de la diffusion de la connaissance vers le monde médical et les milieux qui ont en charge la prévention. La phrase exacte d’Eunice Miner était : « Hard won data have been accumulating which indicate that neoplasia associated with asbestos exposure, especially those of the lung, are perhaps the most important industrial cancer at this time ».
Les difficultés rencontrées ont été également liées au caractère différé des pathologies provoquées par l’amiante, qui a contribué à retarder l’appréciation de l’étendue et de la gravité des dommages induits. Cette situation pose le problème de l’évaluation rétrospective d’une catastrophe sanitaire de cette ampleur. Il convient d’être très prudent dans la façon de retracer l’émergence progressive des connaissances, car elle se situe dans un contexte qui a varié au cours du demi-siècle dernier. Une publication scientifique provoque rarement une évolution brutale des connaissances reconnues, elle participe à une évolution souvent lente et progressive. Les disciplines médicales se comportent comme des entités dotées d’une personnalité méfiante. Elles ont été trop souvent secouées par des remises en question de « certitudes » affirmées plus que prouvées, pour ne pas faire preuve de circonspection dans l’appréciation de l’émergence d’un risque nouveau, ou d’une explication causale nouvelle. Ce faisant elles peuvent se tromper, retarder la prise en compte d’un risque majeur. C’est à l’évidence ce qui s’est passé pour le risque lié à l’amiante, mais ce retard, qui se situe principalement pendant la période 1935/1955, n’est pas en lui même une justification. Il ne fait qu’apporter un élément d’explication de la faiblesse de la réaction de prévention face aux risques induits par le produit dans la période concernée.
Il faut enfin conserver à l’esprit une caractéristique de la prise en compte de la notion d’exposition à un risque, en milieu de travail ou dans d’autres conditions, qui est son évolutivité. Il ne s’agit pas dans ce cas de la progressivité de l’accroissement des connaissances, mais de la transformation progressive de l’attention apportée aux risques, indépendamment de leur niveau objectif. La notion de représentation sociale du risque est l’objet de recherches relativement récentes, mettant en évidence à la fois des évolutions générales et des attitudes spécifiques face à un risque particulier. Nous n’avions pas les mêmes seuils d’acceptabilité d’un risque imposé (la situation est très différente pour les risques choisis) en 1950, en 1975 et en 2000. Cette évolution traduit la relativité de la relation d’une société, et donc des individus qui la composent, avec le risque. Paradoxalement, la tolérance se réduit alors que la sécurité est dans l’ensemble mieux assurée dans des sociétés industrielles comme la nôtre. Le développement des technologies les expose à des risques nouveaux, mais dans le même temps elle a réduit sur le court terme les conséquences de l’exposition aux risques imposés, par le développement de ses connaissances, et par sa richesse qui lui permet d’investir dans la sécurité.
Ce domaine de l’évolution du risque objectif et du risque accepté est à l’évidence hors du champ de l’expertise qui m’a été demandée. Ce contexte est cependant intimement lié à l’interprétation que l’on peut faire de l’évolution de l’attention portée aux dommages induits par l’exposition à l’amiante. Nous les avons connus de mieux en mieux, et nous les avons supportés de moins en moins.
L’insécurité au travail n’est pas le seul domaine où l’exigence de réduction des risques se manifeste avec une intensité croissante. Il suffit de considérer l’évolution des pratiques militaires pour la constater, les soldats n’étaient pas envoyés à la mort avec les mêmes critères au cours de la guerre de 1914/1918, pendant celle de 1939/1945, et pendant la guerre du golfe il y a dix ans. Je pourrais également prendre des exemples dans le cadre de la sécurité alimentaire dont les exigences ont été très évolutives au cours des vingt dernières années. Qui tolérerait actuellement l’absence de rappel des produits d’une marque ayant été à l’origine de cas de listériose ? Nous avons pourtant des exemples de cette attitude à une période qui est proche de nous. Il faut reconnaître que la santé des ouvriers au travail il y a cinquante ans n’était pas prise en considération avec les exigences actuelles. La différence est encore très nette entre les années 70 et la fin du siècle, et le processus n’est pas achevé. Ce type de considération n’a pas de relation avec l’appréciation objective d’un niveau de risque, mais il correspond à une réalité sociale, à côté du risque objectif et du risque ressenti, il y a une échelle du risque toléré.
Une des questions posées me demandait « de décrire, sur la période de 1950 à 1977 :
L'état des connaissances scientifiques des facteurs de risques d'exposition à l'amiante dans les entreprises dont le secteur d'activité était étranger à la production ou au maniement de l'amiante. »
Cette seconde question comporte de multiples aspects, concernant à la fois la nécessité de se centrer sur le problème posé, et de classer les réponses données en tenant compte notamment :
- du sens donné à la notion de « facteurs de risque d’exposition » pour reprendre le libellé exact de cette partie de ma mission. Il ne s’agit pas de refaire l’ensemble de l’histoire de la connaissance des effets de l’amiante sur la santé, notamment des mécanismes lésionnels, mais de préciser dans quelles conditions d’exposition le risque était susceptible d’apparaître ;
- du caractère critique du passage de la connaissance qualitative à la connaissance quantifiée du risque, cette quantification pouvant concerner les niveaux d’empoussièrement subis, leur fréquence et leur durée. Ce point est probablement un des plus difficiles à apprécier dans l’histoire des risques liés à l’amiante, mais il n’est pas nécessairement pertinent dans toutes les situations ;
- de la limitation du questionnement aux entreprises définies comme celles « dont le secteur d’activité était étranger à la production ou au maniement de l’amiante ». Je comprends cette définition comme excluant les industries minières, et celles dont l’activité de production principale est fondée sur le maniement de l’amiante, dans le but de fabriquer des produits qui incorporent ce minéral, notamment les industries productrices de fibro-ciment, de tissus à base d’amiante ou de produits de friction. J’inclus dans les entreprises concernées celles dont les activités ont comporté un usage de l’amiante bien identifié, mais sans que cet usage soit au cœur de l’activité de l’entreprise. Si j’avais retenu une définition extensive du verbe manipuler, dans le sens de manipuler en permanence pour produire des objets, l’objet de ma mission n’avait plus de raison d’être, seule l’évolution des connaissances du risque environnemental lié à l’amiante, ou du risque secondaire à une mise en contact avec un produit contenant de l’amiante masqué ne pouvant être « manipulé », aurait été visée. Ces dernières situations ne correspondent pas à la situation concernée par l’expertise, qui a été caractérisée par la présence et l’usage d’amiante pur au niveau des installations d’une chaufferie industrielle. La société concernée employait des personnels qui manipulaient de l’amiante, mais l’activité justifiant son existence, la découverte et la production de médicaments, était étrangère au maniement de l’amiante ;
- du type de documents où les renseignements concernant les
facteurs de risque d’exposition ont été publiés. Il y a au minimum
cinq classes différentes de documents concernés ;
- les publications originales fondatrices d’une connaissance répondant aux critères de la connaissance scientifique, qu’elles appartiennent au domaine de la recherche clinique quand elle exploite les techniques de l’épidémiologie, ou de la recherche plus fondamentale, par exemple celle qui met en œuvre des expérimentations contrôlées ;
- les publications de cas cliniques permettant d’illustrer des connaissances en cours d’émergence et de les vulgariser, notamment dans des thèses de doctorat en médecine,
- les ouvrages de base ou de référence qui servent à la formation des médecins, qu’il s’agisse de la formation initiale ou de la formation continue, en particulier ceux qui sont produits par des organismes officiels dont une des missions est d’assurer la veille sanitaire, et de faciliter l’émergence d’un consensus scientifique sur les pathologies et leurs causes, ainsi que sur les méthodes à mettre en œuvre pour assurer une prévention du risque ;
- les documents de vulgarisation qui ont l’avantage de ne retenir que des faits reconnus, faisant partie de la culture médicale du moment et qu’il est difficile d’ignorer ;
- les documents appartenant au domaine de la réglementation dans sa définition la plus large, allant de la loi à des circulaires ou des instructions, en passant par les décrets et les arrêtés relatifs à la protection des personnes exposées ;
- du lieu où s’est exprimée une connaissance, en France ou dans d’autres pays.
J’envisagerai donc l’émergence des connaissances en fonction des différents critères indiqués ci-dessus, c'est-à-dire suivant le type de pathologie, les conditions d’exposition au risque, les types de publications mettant les connaissances à la disposition des personnes responsables de la sécurité au travail, les pays où ces données ont été réunies, publiées, et éventuellement suivies de décisions quant à l’organisation de la sécurité au travail.
Pour des raisons de commodité tenant à la relation entre le général et le particulier, j’ai inversé l’ordre de traitement de ces deux questions, commençant par traiter les aspects généraux de la connaissance des risques liés à l’amiante, et abordant ensuite les activités particulières du groupe ROUSSEL-UCLAF.
3 - L’évolution générale de la connaissance des risques liés à l’amiante durant la première moitié du XXème siècle
Avant d’aborder l’évolution des connaissances au cours de la période 1950-1977, il est indispensable d’avoir une vision d’ensemble de l’élaboration des connaissances des risques liés à l’usage de l’amiante au cours du XXème siècle. Cette démarche est relativement facile car les bornes de la période visée par l’expertise coïncident avec des moments de transitions qui ont marqué l’évolution de cette connaissance.
Ces transitions permettent de distinguer quatre périodes au cours de ce siècle :
- la première va de 1899, année de la première description des lésions pulmonaires non tumorales provoquées par l’amiante, jusqu’au début des années trente qui marque une forme de maturation clinique et épidémiologique de ces connaissances, incluant la définition des mesures de prévention à prendre, et la mise en place de la première législation spécifique de la prévention de l’asbestose en Grande Bretagne ;
- la seconde s’étend de 1935 à la fin des années quarante, c’est une phase assez surprenante par le contraste entre la solidité des publications concluant à la relation entre amiante et cancer, et le peu de retentissement de cette connaissance sur les comportements d’usage du produit,
- la troisième est celle de la consolidation des connaissances sur le cancer broncho-pulmonaire provoqué par l’amiante et la documentation du risque de cancer pleural primitif (mésothéliome). La connaissance quantifiée du risque de cancer chez les travailleurs de l’amiante est établie, notamment les rôles respectifs de l’intensité et de la durée de l’exposition pour des niveaux d’exposition élevés. Cette période s’étend de 1950 au bilan exhaustif des connaissances acquises, publié dans les Annales de l’Académie des sciences de New-York à la fin de 1965 ;
- la quatrième est celle de la diffusion de ces connaissances, de la confortation de leur validité dans tous les pays industrialisés utilisateurs, et de la prise en compte progressive de l’importance du risque, conduisant progressivement les pays à établir ou à modifier les réglementations et finalement à faire le choix de l’interdiction totale de l’usage de l’amiante ou d’un usage « contrôlé ». Cette période s’étend de 1965 à nos jours, elle se confond avec le développement de l’évaluation des risques liés aux faibles expositions, égales ou largement inférieures à une fibre par millilitre d’air, et avec le débat sur l’existence ou non d’un seuil d’exposition minimal, au dessous duquel le risque de développer des lésions cancéreuses ne serait pas accru.
Le début de la première de ces périodes commence par la description de cas cliniques ou anatomo-cliniques d’une maladie pulmonaire provoquée par l’inhalation de poussières d’amiante, qualifiée d’asbestose en 1927. Une des premières publications sur le sujet a été produite en France en 1906 par un inspecteur du travail, M.Auribault (Bulletin de l’inspection du travail, 1906, p.120-132), confronté aux problèmes graves de santé observés dans les années qui ont suivi le développement de tissages à base d’amiante dans la partie sud du département du Calvados. Les connaissances les plus importantes sont acquises au cours des vingt années suivantes, et l’année 1931 est celle de la mise en place de la première réglementation des conditions de travail au contact de l’amiante en Grande Bretagne. Elle fait suite à la publication en 1930 de statistiques précises de morbidité et de mortalité par E.R. Merewether et C.V. Price, d’une part dans un rapport du H.M.Stationery Office, d’autre part dans le Journal of Industrial Hygiene (mai 1930, vol XII, n°5 : P.198-222 et juin 1930, n°6 : p.230-259).
Ces connaissances ne sont pas restées confinées en Grande Bretagne, même si cette dernière a joué un rôle prépondérant dans leur développement et a su, mieux que les autres pays industrialisés produisant ou manufacturant l’amiante, en comprendre les implications en terme de santé publique, et développer une politique de prévention spécifique. En France, une mise au point sur cette nouvelle « pneumoconiose », terme désignant les fibroses pulmonaires produites par l’inhalation de particules de corps étrangers, a été publiée dans la Revue « la Presse Médicale » sous le titre « La pneumoconiose des travailleurs de l’amiante » (19 décembre 1931). La même année, une description détaillée de la maladie, suivie d’une bibliographie très complète a été publiée dans la revue « La médecine du travail » sous le titre « Amiante et asbestose pulmonaire » par V. Dhers. Ce document résume parfaitement les données reconnues à l’époque, il précise en particulier l’évolutivité de la maladie après la cessation de l’exposition : « Ce qu’il y a de plus grave, c’est qu’à un certain degré d’imprégnation la maladie continue d’évoluer, même si le sujet abandonne la profession et cesse par conséquent d’être exposé aux poussières. Dans certains cas même, le début se produit longtemps après la cessation d’exposition au risque ». En outre l’article reprend de façon détaillée les mesures de prévention énumérées dans le rapport de Merewether et Price, qui distinguent très précisément les mesures générales visant à réduire l’empoussièrement des locaux, notamment la suppression des machines « qui ne peuvent être encloses ou munies d’aspiration localisées » des mesures individuelles, avec pour ces dernières une discussion de l’utilité des masques. Il est important d’indiquer qu’au début des années trente, une revue de médecine du travail publiée en France décrivait la méthode qui s’est maintenant imposée lors d’une intervention sur des matériaux amiantés, notamment dans les pratiques de désamiantage, avec la formulation suivante : « on peut employer des masques respiratoires avec tubes assurant l’arrivée d’air frais ».
4 - La connaissance des différentes pathologies tumorales provoquées par l’amiante au niveau international.
La fin de la première moitié du siècle ne verra pas d’évolution importante des références médicales en matière d’asbestose, mais dès 1935 apparaissent des publications attirant l’attention sur la coexistence anormalement fréquente entre asbestose et cancer pulmonaire. La première est celle de Lynch (American Journal of Cancer, 1935, 24 : 56-64), concernant des travailleurs produisant des tissus à base d’amiante. Elle sera suivie de plusieurs autres publications de tels cas cliniques qui constatent cette coexistence, mais sans que l’on puisse considérer qu’elles apportent une « preuve » par l’usage des méthodes capables d’établir une relation causale avec un niveau de probabilité élevé. Les cas publiés étendent le constat de cette concomitance entre l’asbestose et la survenue d’un cancer bronchique aux ouvriers travaillant dans des mines d’amiante ou à la production d’amiante-ciment.
Les premiers arguments statistiques sérieux ont été produits dans la période 1935-1948, pendant laquelle quatre études ont évalué le surrisque de cancer broncho-pulmonaire chez des travailleurs exposés à l’amiante, par comparaison avec la mortalité provoquée par cette tumeur dans la population générale. Ces études sont celles de Wedler (1943), Lynch (1948), Wyers (1948) et Merewether (1949). La confirmation de ces données est habituellement attribuée à une étude faite en Grande Bretagne par Doll et publiée en 1955. Son retentissement est en partie lié au fait qu’elle n’est pas apparue isolément, mais s’est intégrée à une recherche épidémiologique sur les causes des cancers pulmonaires développée en collaboration avec l’administration de la santé britannique. La méthode reposait toujours sur la comparaison de populations ayant développé un cancer pulmonaire après avoir été exposées à un ou plusieurs facteurs de risque, avec des populations témoins non exposées à ces facteurs. Elles différaient des précédentes par une prise en compte plus précise du sexe ou des âges dans les groupes comparés. Quand l’exposition au risque était rare dans la population générale, cette dernière pouvait être prise comme témoin, ce qui était le cas pour l’exposition à l’amiante à des concentrations élevées. L’évaluation du risque est exprimée dans les études « cas témoins » sous la forme d’un risque relatif approché (qualifié d’odds ratio ou de rapport de cote par les statisticiens) qui exprime la multiplication du risque de présenter une pathologie suivant que l’on est ou non exposé au facteur de risque étudié. Si l’on dispose également d’une connaissance des effectifs de personnes exposées, il est possible de calculer le nombre de cas observés dans une population, attribuables au produit incriminé. Dans certaines situations, les études cas-témoins permettent une appréciation de la relation entre la dose et l’effet si l’on est capable de documenter le niveau d’exposition au risque avec une précision suffisante. Ce fut le cas par exemple pour le tabac en 1956, quand Doll et Hill ont pu préciser par un questionnement le nombre de paquets de tabac fumés et la durée de cette consommation.
La publication de Doll de 1955 (British Journal of Industrial Medicine. 1955, 12 : 81-86) permettait de conclure que l’exposition à l’amiante dans une usine de textiles à base de ce minéral s’accompagnait d’un accroissement très important du risque de développer un cancer broncho-pulmonaire. Parmi 105 décès observés consécutivement d’ouvriers travaillant dans cette usine, 75 avaient une asbestose et parmi ces derniers 15 avaient un cancer du poumon associé. Parmi les 30 autres décès dans lesquels l’asbestose n’avait pas été mise en évidence, 3 de ces personnes étaient atteintes d’un cancer pulmonaire. Il y avait donc 18 cancers pulmonaires dans cette série de décès (17,1%). Les données disponibles dans des populations non exposées à l’amiante faisaient état d’une proportion de décès par cancers pulmonaires inférieure à 1% dans une population d’âge comparable. Si cette étude indiquait que le risque de cancer était plus élevé quand l’exposition à l’amiante avait produit une asbestose, elle ne permettait pas d’établir de relation dose-effet, l’auteur ne disposant pas de sous-groupes caractérisés par la combinaison de la durée d’exposition et de son intensité, comme il avait pu le faire pour le tabac.
Nous pouvons donc retenir que l’année 1955 marque le début de la période de reconnaissance de l’importance du risque de cancer lié à l’amiante, alors que les données publiées permettaient d’avoir un niveau de certitude très proche une dizaine d’années plus tôt. Nous verrons que des données disponibles mais non exploitées comme elles auraient dû l’être auraient permis d’avoir une bonne connaissance de la relation entre l’amiante et le risque de cancer pulmonaire une vingtaine d’années plus tôt.
La fin de la période d’incertitude sur l’intensité du risque accru de développer un cancer broncho-pulmonaire dans les industries produisant des objets incorporant de l’amiante a été suivie de progrès identiques dans la reconnaissance du risque lié à l’amiante dans d’autres activités, qui n’avaient pas pour but la production d’objets à base d’amiante, mais utilisaient ce produit dans des processus très divers, notamment pour assurer une isolation ou effectuer une tâche imposant une protection contre la chaleur. L’activité la plus dangereuse s’est révélée être le calorifugeage, la preuve du risque de cancers du poumon, mais également de la plèvre, ayant été produite par Selikoff dans une série de publications couvrant la période 1960-1975 chez des ouvriers de la ville de New-York procédant à des calorifugeages dans des immeubles en construction ou plus spécifiquement des travaux de protection de canalisations de chauffage urbain, ou d’installations de réfrigération. Dans ces activités de calorifugeage les ouvriers utilisaient directement l’amiante textile sous la forme de tresses, d’écheveaux, de « matelas » ou de fibres livrées en sacs provenant des usines de production d’amiante, ou d’entreprises assurant le conditionnement à partir de livraisons en vrac.
Ce niveau élevé de risque a été parfois attribué à l’usage d’une espèce d’amiante particulièrement cancérogène, l’amosite, car si toutes les espèces d’amiante se sont révélées cancérogènes, les espèces appartenant à la variété amphibole pourraient être plus dangereuses que la variété serpentine (espèce chrysotile). Selikoff s’est opposé à cette interprétation, indiquant que l’amiante mise en œuvre par les ouvriers dont il étudiait les pathologies était exclusivement de l’amiante chrysotile. Ses études ont été publiées dans des revues médicales de grande diffusion, notamment le « Journal of the American Medical Association » (1964, 188 : 22-26) et dans le compte rendu de la conférence sur l’amiante de l’Académie des Sciences de New-York (1965, 132 : 130-155). Il a présenté l’ensemble de ses travaux en France à la conférence sur les maladies de l’amiante qui s’est tenue à Rouen le 27 octobre 1975 et dont le compte rendu a été publié dans la Revue Française des Maladies Respiratoires (supplément au tome IV, 1976 : 7-24). Le risque était multiplié par un facteur proche de cinq en ce qui concerne les cancers du poumon. Pour ce qui concerne les tumeurs primitives de la plèvre l’établissement d’un risque relatif n’avait pas de raison d’être, ces tumeurs étant exceptionnelles avant l’apparition de l’usage industriel de l’amiante, la quasi-totalité des cas observés (321 à la fin de l’étude) pouvaient être attribués à l’amiante dans une cohorte de 17800 personnes exposées à ce produit et suivis par Selikoff.
Les activités dans les chantiers navals ont été également identifiées à cette époque comme présentant ce type de risque à un niveau élevé, les ouvriers de ces chantiers ayant à accomplir soit des tâches de calorifugeage, soit des travaux de soudure impliquant un large usage de l’amiante comme moyen de protection.
Si les premières observations de tumeurs primitives de la plèvre (mésothéliome), ou plus rarement du péritoine, ont été rapportées plus tardivement que celles de cancers pulmonaires, l’apparition de publications apportant des preuves épidémiologiques se situe peu après le travail de Doll concernant le cancer pulmonaire. La première publication retenue est celle de Wagner en 1960 concernant des mineurs d’Afrique du Sud (British Journal of Industrial Medicine 1960, 17 : 260-271). Les professions des personnes ayant développé un mésothéliome sont détaillées avec précision. Cette partie du travail de Wagner met bien en évidence la fréquence des cas observés chez des personnes qui ne manufacturaient pas l’amiante. Elles étaient exposées aux fibres soit dans un contexte environnemental (habitation à proximité des mines d’amiante), soit dans des activités d’entretien dans le domaine de l’isolation. Deux d’entre elles effectuaient un travail très proche de celui de Monsieur LE GOFF, assurant la maintenance de chaudières de locomotives. De nombreuses autres publications sont apparues dans les années qui ont suivi, dont celles de Selikoff précitées, et nous résumerons ci-après la première publication française sur un mésothéliome pleural développé chez un travailleur ayant été exposé à l’amiante.
Il faut remarquer que l’échange des connaissances était très bien assuré à cette époque, non seulement par leur publication dans des revues ayant une diffusion internationale, mais également par l’implication de l’industrie de l’amiante dans des recherches ou des congrès. A ce moment de l’évolution de la perception des risques liés à cette fibre, personne n’envisageait son interdiction, et l’industrie cherchait à mieux connaître les conditions du risque, par une collaboration souvent étroite et fructueuse avec les chercheurs. Nous verrons ci-après que J.C. Wagner est intervenu lors du premier congrès international sur l’asbestose qui s’est tenu en France à Caen les 29 et 30 mai 1964, auquel participaient de nombreux industriels manufacturant des produits à base d’amiante ou exploitant des mines d’amiante.
Alors que la découverte du risque accru de développer un mésothéliome pleural ou péritonéal après avoir été en contact avec de l’amiante a été faite plus tardivement que celle du risque de cancer broncho-pulmonaire, il était paradoxalement plus facile d’apporter la preuve de la relation causale du fait du caractère exceptionnel de ce cancer avant l’apparition de l’usage industriel de l’amiante. Le taux initial est estimé entre 1 et 2 mésothéliomes par an et par million d’habitants pour une population non exposée à l’amiante. La croissance du taux observé entre 1950 et la fin du XXème siècle s’est faite parallèlement au développement de l’usage de l’amiante, avec un décalage d’environ trente années, lié au caractère tardif de l’apparition de ce type de cancer par rapport au début de l’exposition au risque. L’usage industriel de l’amiante a commencé avec le début du XXème siècle, mais c’est entre 1920 et 1950 que la consommation de cette fibre a été multipliée par un facteur proche de 10 dans les pays industrialisés.
Un bilan particulièrement complet des connaissances acquises a été publié à la fin de 1965 par l’Académie des Sciences de New-York. Le compte rendu de ce congrès a un intérêt qui dépasse celui d’une présentation de faits connus, le plus souvent par les auteurs de ces découvertes ou par ceux qui les ont approfondies. Certains présentateurs sont allés au-delà d’un rappel des faits déjà établis, plusieurs d’entre eux ont affirmé quatre notions très importantes pour la compréhension de la gestion du risque lié à l’amiante :
- la reprise de données antérieures qui n’avaient pas été suffisamment exploitées permettait de prouver l’accroissement du risque de développer un cancer pulmonaire après avoir travaillé l’amiante dès la décennie 1930/1940,
- les méthodes utilisées pour assurer la protection des travailleurs avaient une efficacité pour réduire le nombre de cas d’asbestose ou leur gravité, mais elles ne prévenaient pas les cancers,
- les conditions d’exposition à l’amiante capables de produire une pathologie cancéreuse dépassaient les cadres professionnels habituellement retenus,
- les méthodes de contrôle des empoussièrements n’étaient pas adaptées à toutes les formes d’exposition aux poussières d’amiante.
William Buchanan qui travaillait au ministère de la santé à Londres, a rapporté (Annals of the New York Academy of Sciences, 31 décembre 1965, volume 132, pages 507-517) les valeurs indiquées dans le rapport de 1947 du « chief inspector of factories ». Elles permettaient de constater que parmi 235 ouvriers travaillant dans l’industrie de l’amiante et porteurs d’une asbestose constatée par autopsie, 13,2% étaient atteints d’un cancer broncho-pulmonaire. La même année, la silicose avait tué 6884 personnes en Grande Bretagne mais seulement 1,32% des ouvriers silicotiques avaient un cancer broncho-pulmonaire. La reprise de tables de mortalité antérieures permettait de constater que la sommation des décès des ouvriers de l’industrie de l’amiante dans la décennie 1931/1940 permettait d’établir un taux de mortalité par cancer broncho-pulmonaire de 19,7%, celle de la décennie 1941/1950 à 22,8% et celle de la décennie 1951/1960 à 31,3%. Il concluait que ces taux croissants traduisaient la faible efficacité des mesures de protection adoptées en 1931 en Grande Bretagne. Une autre explication pouvait être envisagée, les mesures de protection adoptées en 1931, en réduisant l’intensité de l’exposition aux poussières d’amiante, allongeaient la période pendant laquelle s’établissait une asbestose grave, permettant le développement de cancers qui exigent un intervalle de temps relativement long entre le début de l’exposition au risque et le développement de la tumeur.
Dans la présentation de P.Elmes et de O.Wade (Belfast), l’absence d’efficacité des mesures de prévention sur le risque de cancer était clairement affirmée : « Les précautions introduites pour la protection des travailleurs dans l’industrie de l’amiante peuvent avoir réduit l’incidence de la fibrose pulmonaire et la défaillance cardiaque droite, mais le problème des maladies cancéreuses persiste » (The precautions introduced for the protection of workers in the asbestos manufacturing industry may have reduced the incidence of pulmonary fibrosis and right sided heart failure, but the problem of malignant disease remains – p.555).
Ce même volume des Annales de l’Académie des Sciences de New-York permet de constater que l’extension des pathologies provoquées par l’amiante à des groupes qui n’étaient pas considérés comme exposés à de fortes concentrations de fibres dans leur vie professionnelle est déjà bien identifiée. Dans la présentation précitée de Buchanan apparaît une remarque particulièrement importante sur les évaluations des proportions de décès attribuables aux effets de l’amiante: « Nous avons un certain nombre de preuves provenant d’autres sources, que les victimes de l’asbestose sont dans une proportion croissante dans des industries qui ne sont pas directement concernées par les protections statutaires ». (We have some evidence from other sources that the victims of asbestosis are to a greater extent in those industries not directly affected by the statutory precautions). Ce fait est également indiqué sans ambiguïté dans la présentation précitée de Elmes et Wade : “La majorité des patients avec un mésothéliome n’étaient pas directement employés dans l’industrie de l’isolation. Des antécédents d’exposition intermittente ou accidentelle pouvaient être observés dans la plupart des cas et parfois elle s’était produite de très nombreuses années auparavant. La population à risque est beaucoup plus importante qu’on ne le soupçonnait ». (The majority of the patients with mesothelioma were not directly employed in the insulating industry. A history of intermittent or casual exposure only was obtained in most of the cases and sometimes this had occurred many years ago. The population at risk is very much larger than previously suspected – p.557).
Ce fait était également clairement exprimé dans le texte de G. Owen (Liverpool – p. 675-679) qui rapportait 17 cas de mésothéliomes diffus. Si cinq des personnes atteintes travaillaient dans l’isolation, et deux dans la fabrication de chaudières, la majorité d’entre elles avaient simplement des professions rendant ce contact possible, et dans cinq cas le lien n’était pas établi, alors que pour deux d’entre eux les prélèvements de tissu pulmonaire permettaient d’observer des corps asbestosiques attestant le contact avec l’amiante.
Un autre apport de la publication de l’Académie des Sciences de New-York de 1965 concerne un fait particulièrement important dans le cadre de cette expertise. Il s’agit des difficultés de mesure des niveaux d’empoussièrement dans certaines expositions professionnelles, et accessoirement de la valeur du seuil retenu comme un maximum tolérable (5 millions de particules par pied cube aux USA, toutes particules confondues à cette époque). J.Wells précisait que : « Ce sont des normes qui sont actuellement utilisées sans qu’elles soient considérées comme des normes de sécurité ». (These are standards which are actually used although they are not ever expressed as being safety standards). G.Addingley indiquait (p.335) : nous nous efforçons de descendre vers zéro “ (we are always striving to get right down to zero). Non seulement le seuil était mis en cause, mais les méthodes utilisées pour faire les mesures étaient également critiquées. Si l’on peut envisager de contrôler l’atmosphère d’un hall industriel dans lequel sont manufacturés des produits à base d’amiante, les méthodes de mesure adaptées à cette ambiance de travail sont totalement inapplicables à des activités professionnelles telles que le calorifugeage. Les méthodes d’aspiration de l’air au contact des orifices respiratoires ont été développées postérieurement. Il faudra attendre les années 90 pour que des bases de données documentant l’empoussièrement provoqué par des tâches définies soient publiées (base EVALUTIL par exemple). L’inadaptation à certains métiers des protections apportées par les mesures de seuils d’empoussièrement à ne pas dépasser était pointée sans ambiguïté dans les débats de 1965, par exemple dans l’intervention de J.C. Gilson concernant les activités d’isolation : « Je ne vois pas comment vous pouvez espérer être capable d’utiliser un instrument Royco ». (I cannot see how you would expect to be able to use a Royco instrument – p.335).
Il faut retenir du compte rendu de cette conférence que les meilleurs spécialistes des pathologies provoquées par l’amiante reconnaissaient en 1965, dans une somme de 732 pages éditée par une institution prestigieuse, l’Académie des Sciences de New-York, que le risque de cancer provoqué par l’amiante n’avait pas été contrôlé par les mesures de précautions mises en œuvre depuis 35 ans en Grande Bretagne, qu’il dépassait les professions reconnues comme dangereusement exposées, que les seuils tolérés ne pouvaient être considérés comme des seuils de sécurité, et que les méthodes utilisées pour les documenter n’étaient pas adaptées à certains métiers.
5 - La diffusion en France des connaissances sur le risque de cancer lié à l’exposition à l’amiante.
Une publication attirant l’attention sur le risque de cancer provoqué par l’amiante est contemporaine de la fin de la seconde guerre mondiale. Il s’agit d’une courte analyse rédigée par L. Dérobert et publiée dans les Archives des maladies professionnelles (volume pour les années 1944-1945 p.188-189). Elle résume une publication d’Alfred Weiz parue en Allemagne pendant la guerre, rapportant deux cas de cancers du poumon chez des malades atteints d’asbestose (Archiv für Gewerbepathologie und Gewerbehygiene, 1942, 11 : 536). Elle se termine par les conclusions suivantes : « En résumé, l’asbestose peut très bien occasionner le cancer du poumon. La publication de ces deux cas doit attirer à nouveau l’attention sur cette forme particulière de maladie professionnelle. Comme il faut s’attendre à une extension de l’industrie de l’amiante, il faut souhaiter que des mesures appropriées soient prises ou développées ».
Quand l’accumulation de preuves épidémiologique s’est manifestée en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, plusieurs publications ont vulgarisé ces connaissances dans notre pays. Dès 1958, M.Chauvet a publié dans La Presse Médicale un article intitulé : asbestose et cancer bronchique (1958, 40, 66). En 1962 une revue très complète, intitulée « Relations entre cancer bronchique et asbestose » a été faite par B. La Guillaumie et collaborateurs dans une revue très diffusée parmi les pathologistes (Archives d’anatomie pathologique 1962, 144). Ce pathologiste exerçait à Clermont-Ferrand, où le problème des risques liés à l’amiante était posé par l’existence d’industries de tissage de ce minéral. Les auteurs de l’article exposaient l’état des connaissances acquises dans les pays anglo-saxons, indiquant notamment que les taux de cancers broncho-pulmonaires observés dans des séries d’autopsies pratiquées chez des malades asbestosiques allaient de 10 à 20% alors que le taux était de 1,1 à 1,4 % chez les personnes atteintes par la silicose.
L’étape suivante dans la diffusion des connaissances est indiscutablement la tenue à Caen les 29 et 30 mai 1964, dans un département où une population ouvrière a été anciennement et fortement exposée à l’amiante, du premier congrès international sur l’asbestose organisé dans notre pays. Le risque de cancer, notamment de mésothéliome, a été longuement présenté par l’auteur de la première publication mondiale sur le lien entre l’amiante et ce cancer, J.C. Walter. Outre le résultat de ses travaux, il a rappelé dans son intervention la fréquence élevée des cancers pulmonaires, citant les valeurs rapportées par W. Buchanan à un congrès de médecine du travail qui s’était tenu à Madrid l’année précédente, sur 556 cas d’asbestoses, 124 étaient décédés d’un cancer du poumon et 17 de mésothéliomes.
Ces publications et ce congrès ont attiré l’attention sur l’importance du problème et préparé l’identification de cas au niveau national. Les deux années 1964-1965 ont été des années charnières. Nous avons rappelé ci-dessus que le bilan complet de l’état des connaissances à cette période a été fait par l’Académie des Sciences des New-York dans une publication du 31 décembre 1965, mais la conférence à l’origine de cette publication s’était tenue plus d’un an auparavant, les 19-20 et 21 octobre 1964, quelques mois après le congrès de Caen. Il n’y a donc pas eu de décalage entre la prise de conscience du niveau de risque aux USA, en Grande Bretagne et en France. Ce sont les travaux effectués dans les pays anglo-saxons qui ont établi la réalité et l’importance du risque, mais la diffusion des connaissances en France s’est faite aussitôt.
La présentation d’une observation faite en France d’un cancer apparu en dehors du contexte de l’exploitation ou de la manufacture de l’amiante (tissages, fibro-ciments, produits de friction), mais dans le cadre de l’usage de ce produit comme un des composants d’une chaudière, est datée avec précision par la publication du Professeur J.Turiaf, titulaire de la chaire de pathologie respiratoire, Chef de service à l’hôpital Bichat, dans le numéro 39 de « La Presse Médicale » du 22 septembre 1965. Cet article faisait suite à une présentation devant l’Académie Nationale de Médecine du 2 février 1965 intitulée « Le rôle de l’asbestose dans la genèse du mésothéliome pleural ». Ces deux publications sont à juste titre considérées comme inaugurant la diffusion en France d’une information crédible sur l’importance du risque de cancer lié à l’amiante pour plusieurs raisons :
- la Presse Médicale était à l’époque le support le plus important pour faire passer des données nouvelles produites par la recherche clinique ou épidémiologique, d’une part vers le milieu universitaire, d’autre part vers les médecins praticiens ayant en charge la prévention ou les soins, alors que le congrès de Caen pouvait apparaître comme une réunion de spécialistes ;
- l’article, comme la présentation faite quelques mois plus tôt devant l’Académie Nationale de Médecine, ne se limitait pas à la présentation d’un cas clinique, il associait à ce cas particulier un bilan bibliographique particulièrement précis des données disponibles dans la littérature médicale. Un tableau regroupait les différents taux de cancers bronchiques observés lors de séries d’autopsies réalisées chez des travailleurs exposés à l’amiante ;
- il s’agissait de la première publication française affirmant clairement, avec l’argumentaire bibliographique précité, le rôle cancérogène de l’amiante en attirant l’attention sur le fait que l’on ne se préoccupait pas suffisamment de ce risque dans notre pays, cette publication sortait du cercle relativement réduit des participants au congrès de Caen de l’année précédente et assurait une diffusion au niveau national de ce qui avait été dit à Caen, à l’occasion d’un cas observé en France ;
- l’ouvrier victime d’un mésothéliome pleural dont l’histoire est rapportée dans cette observation travaillait dans une entreprise produisant des chaudières et non dans des mines d’amiante ou dans des entreprises dont l’activité principale était de manufacturer des produits à base d’amiante,
- l’analyse de ce cas était complète, anatomo-clinique. L’examen histologique de la pièce opératoire avait prouvé que la tumeur était un mésothéliome. Le poumon sous-jacent contenait des corps asbestosiques et des nodules fibreux témoignant d’une asbestose anatomique. Une autopsie a précisé ces faits, et notamment la présence d’une asbestose sous la forme d’une fibrose pulmonaire interstitielle avec présence de corps asbestosiques. Une enquête sur les risques professionnels auxquels le malade avait été exposé a été réalisée, comportant notamment le témoignage du chef d’atelier qui a permis de documenter une exposition prolongée à l’amiante, particulièrement importante de 1920 à 1938 dans un atelier produisant des « panneaux de protection de chaudières », soit un début de l’exposition 40 ans avant le décès,
- le Pr Turiaf a tenté d’entrer en relation avec d’une part la chambre syndicale de l’amiante et d’autre part l’employeur de l’ouvrier décédé qui, écrit-il « n’ont pas estimé devoir nous recevoir ».
Pour résumer l’importance de ce document il est possible d’affirmer qu’en 1965 un journal médical de très bonne réputation et de grande diffusion a rapporté un cas de cancer pleural chez un travailleur ayant participé à la production de panneaux isolants de chaudière, avec une bibliographie établissant que ce type de pathologie avait été rattaché à l’exposition à l’amiante dans des publications antérieures, et que ce facteur de risque était insuffisamment pris en compte dans notre pays.
La référence à la publication de Turiaf est si constante dans la description de l’émergence des connaissances du risque de mésothéliome pleural lié à une expositions professionnelle à l’amiante, qu’elle occulte souvent les publications qui lui ont succédé dans des délais très courts. Le développement des connaissances est souvent une réaction en chaîne, une publication attire l’attention sur un fait qui est alors recherché et de ce fait reconnu. La seconde observation publiée en France est celle de Tayot et Desbordes (Journal Français de médecine et de chirurgie thoracique 1966, 7, 757) et la troisième celle de Desbordes (Journal Français de médecine et de chirurgie thoracique 1967, 1, 106,). Outre la publication des cas qu’ils avaient observés, ces deux auteurs ont également fait une revue de la relation entre les cancers de la plèvre et l’amiante dans un article de la Presse médicale « mésothéliome pleural malin et asbestose » (1966, 74, 37/1.914.).
Ces faits sont importants, car ils indiquaient déjà des différences notables dans les conditions de découverte des cancers pulmonaires provoqués par l’amiante et les mésothéliomes. Les premiers étaient remarqués chez des personnes ayant subi un empoussièrement très important, avec une asbestose radiologique et souvent clinique, les seconds chez des personnes qui avaient été exposées à un empoussièrement moins intense et dont l’asbestose pouvait être minime, voire invisible avec les techniques radiologiques des années soixante. Dans ces derniers cas c’était l’interrogatoire qui était capable de retrouver une exposition à l’amiante. Cette distinction ne signifie pas que le cancer pulmonaire ne pouvait être produit par une exposition modérée à l’amiante, mais que dans ce cas l’étiologie asbestosique n’était pas envisagée et recherchée, ce cancer étant le plus souvent induit par le tabagisme. A l’opposé, le mésothéliome étant exceptionnel avant que l’amiante ne le provoque, sa survenue a rapidement fait rechercher une exposition à l’amiante qui pouvait avoir été oubliée, voire méconnue.
L’article de Turiaf concernait un mésothéliome, mais nous avons vu qu’il présentait une documentation bibliographique du risque accru de cancer dans l’ensemble de l’appareil broncho-pulmonaire et pleural. Il était évident d’après les incidences très élevées rapportées dans la littérature anglo-saxonne que les zones industrielles dans lesquelles l’industrie de l’amiante était concentrée devaient observer non seulement des cancers pleuraux mais également des cancers broncho-pulmonaires. Tayot était l’anatomo-pathologiste de l’hôpital du Havre à cette période, et il a su remarquer avec les cliniciens de cet établissement une accumulation de cancers bronchiques dans un contexte professionnel particulier de contact avec l’amiante. La thèse de Gérard Dousset présentée à Paris (1968 n°854 Le cancer broncho-pulmonaire de l’asbestose – A propos de trois nouvelles observations recueillies à l’hôpital du Havre) indique des caractères particuliers, notamment la survenue de deux d’entre eux chez des femmes. Du fait de la rareté du tabagisme féminin à cette époque, le cancer primitif du poumon était alors exceptionnel chez la femme. Le second des trois cancers rapportés est survenu sans que l’asbestose ait été identifiée sur les premiers examens radiologiques (avec les techniques de cette période, c'est-à-dire avant le développement du scanner). Dans la seule année 1968 la revue des thèses présentées devant des jurys de la Faculté de Médecine de Paris permettait de relever deux autres thèses rapportant des cas de cancers liés à l’amiante. Celle de J.P. Deligne (1968 n°933) « Exposition aux poussières d’amiante et carcinogenèse », et celle de Jacques Bescond (1968 n°924) « Sur les rapports asbestose et cancer pulmonaire – A propos d’une observation ». La lecture de ces thèses est intéressante car elles traduisent très bien la façon dont le risque de cancer lié à l’amiante était perçu à la fin des années soixante. Les phrases suivantes sont extraites de la thèse de Deligne : « Il faut étendre la notion de population exposée non seulement aux travailleurs, mais à toute population susceptible d’inhaler de l’amiante, ce qui rejoint, du reste, la notion de pollution atmosphérique commune à tous les problèmes d’hygiène des pays industriellement développés. Ce problème prend toute sa valeur si l’on admet une possibilité carcinogénétique pour de faibles empoussièrement (ceci surtout pour le risque de mésothéliome) ». avec la précision supplémentaire suivante : « En ce qui concerne le groupe professionnel, il n’y a aucune corrélation entre la sévérité de l’asbestose et la présence de la tumeur. Aussi Wagner pense qu’il existe une association entre ces tumeurs et l’exposition aux poussières d’amiante, et non pas une association de mésothéliomes avec l’asbestose. Notion capitale qui permet d’expliquer le paradoxe apparent suivant : les mésothéliomes sont signalés souvent en dehors du champ d’investigation que constituent les travailleurs exposés connus ». (connus est souligné par une mise en italique dans le texte).
Ces publications permettent de conclure que si la France n’a pas eu un rôle précurseur dans l’établissement des connaissances concernant le risque de développer un cancer à la suite d’une exposition à l’amiante, elle a contribué, à partir du milieu des années soixante, au développement de ces connaissances, notamment en précisant que ces cancers pouvaient être observés en l’absence d’une asbestose évidente, fonctionnellement et radiologiquement. Le risque lié à une faible exposition était donc identifié sans ambiguïté au cours de la décennie 70.
6 - La vulgarisation des connaissances dans des publications de grande diffusion en dehors du milieu médical, ou assurée par des organismes jouant un rôle (institutionnel ou non) dans la prévention des risques professionnels.
En 1968, la troisième édition d’un traité américain publié par Irving Sax et traitant de la toxicité des produits utilisés dans l’industrie « Dangerous properties of industrial matérials » indiquait à sa rubrique amiante : « L’inhalation prolongée peut provoquer un cancer du poumon, de la plèvre ou du péritoine ».
La même année, l’encyclopédie des produits chimiques et des médicaments, « The Merck Index » indiquait que « l’exposition prolongée peut produire une fibrose pulmonaire (asbestose), l’emphysème et des cancers pulmonaires ».
Un document est souvent et à juste titre cité dans l’histoire de la diffusion des connaissances sur les risques liés à l’usage de l’amiante. Il a été produit par le Bureau International du Travail (BIT) à Genève en 1973 (référence BNF – 8 GW 2241 (30)) et s’intitule : « L’amiante – ses risques pour la santé et leur prévention ». Ce texte est relativement tardif, mais il utilise des phrases indiquant que les faits rapportés sont admis depuis les années soixante. Cette appréciation correspond bien à la progression des connaissances décrite ci-dessus avec les publications « maîtresses » de Doll en 1955 pour le cancer broncho-pulmonaire, de Wagner en 1960 pour le mésothéliome, et finalement la synthèse des Annales de l’Académie des sciences de New-York de 1965. Ces trois textes avaient puissamment contribué à faire passer des faits connus dans le champ des faits importants et prouvés, qu’il fallait prendre en considération comme un problème majeur de risque au travail. La présentation du problème par le BIT était dépourvue d’ambiguïté :
« L’inhalation des fibres d’amiante peut causer plusieurs types d’affection :
- l’asbestose,
- le cancer bronchique,
- le cancer de la plèvre (mésothéliome diffus). » (page 6)
« Les problèmes que posent les poussières d’amiante ont été largement étudiés par le corps médical de nombreux pays. La gravité des maladies qu’elles occasionnent est nettement reconnue et le dépistage de ces affections a fait de grands progrès. Une bibliographie éditée par le CIS(Centre International d’informations de Sécurité et d’hygiène du travail – BIT Genève) sur les risques professionnels de l’amiante fournit l’analyse de plus de 100 documents publiés de 1963 à 1968 » (page 87).
Les phrases concernant la difficulté de l’estimation du risque de mésothéliome du fait du caractère très différé de l’apparition de la tumeur sont particulièrement inquiétantes, ainsi que l’insistance sur l’importance du risque chez les calorifugeurs : « La proportion de travailleurs de l’amiante susceptibles d’être atteint de mésothéliomes ne peut être précisée actuellement en raison de la période de latence très longue, dépassant dans certains cas 50 ans entre la première exposition et l’apparition de la tumeur. Les données disponibles indiquent que le risque le plus élevé atteignait les travailleurs du calorifugeage, fortement exposés dans le passé. Dans ce secteur particulier de l’industrie le pourcentage peut avoir été de l’ordre de 10 pour cent.» (p.7)
Le surrisque particulièrement important des travailleurs manipulant directement l’amiante ou la mettant en œuvre dans des travaux d’isolation est à nouveau cité à la page 45 de ce fascicule « par contre l’isolation et la manutention, deux professions où le contact est peut-être plus direct et plus important, semblent plus exposées ».
Le Bureau International du Travail a repris ces notions dans des documents généraux récapitulant l’ensemble des produits et des pratiques professionnelles exposant à des risques particuliers, notamment dans son « Encyclopédie de Médecine, d’Hygiène et de Sécurité du Travail » qui développe une longue rubrique « Amiante » dans son édition de 1973 avec notamment les précisions suivantes : « Au milieu des années trente l’association entre l’asbestose et le cancer bronchique a été découverte, en particulier chez les travailleurs des textiles d’amiante exposés à un risque extrême, dont l’existence a été confirmée en 1955 » En ce qui concerne le risque de cancer pleural, le BIT, dans le même document de 1973, présente ainsi l’émergence de la connaissance de sa relation avec l’amiante : « Au cours des quinze dernières années, cette tumeur maligne, de rare qu’elle était est devenue fréquente. Des cas isolés d’association à l’exposition d’amiante avaient été rapportés, mais le premier groupe important de cas de cancer en relation avec l’amiante a été étudié à partir de 1956 et signalé en Afrique du sud en 1959 ».
Ces documents indiquent la très large diffusion de la connaissance du risque de tumeur pulmonaire ou pleurale pendant la période 1968-1973 dans des publications de référence, notamment celles d’un organisme tel que le Bureau International du Travail qui a dans ses missions la protection sociale et sanitaire dans le cadre professionnel.
7 - La mise à disposition des connaissances dans des publications d’enseignement, notamment dans celles destinées aux futurs médecins du travail.
Ce niveau de documentation est peu exploré dans les analyses de la sous-évaluation des risques liés à l’usage de l’amiante dans notre pays. J’ai recherché l’information dans les documents de base utilisés pour la formation des pathologistes ou des médecins du travail.
Le traité d’anatomie pathologique pulmonaire américain de référence qui était largement utilisé en France par les pathologistes en formation est l’ouvrage de H.Spencer, « Pathology of the lung » (Anatomie pathologique pulmonaire) publié aux éditions Pergamon Press. Il a été disponible à la bibliothèque de la chaire d’anatomie pathologique de la Faculté de médecine de Paris (bibliothèque Jacques Delarue) dès sa première édition parue en 1962. Spencer cite les travaux de Doll parus en 1955 et fait remonter les premières connaissances sur les cancers provoqués par l’amiante à 1935 (Gloyne). Il fait également référence à la publication de Wagner de 1960 sur le risque de mésothéliome.
Dans le domaine de la médecine du travail, il est utile de connaître la forme la plus élémentaire de la transmission des connaissances reconnues à un moment donné en se référant aux cours polycopiés produits par les associations d’étudiants en médecine pour mettre à la disposition des étudiants l’enseignement professé dans leurs universités. Il s’agit de documents de synthèse qui se limitent aux connaissances les plus importantes.
Le cours de médecine du travail enseigné à Paris en 1972 contenait les phrases suivantes : « Sont à signaler cependant : la possibilité de cancer. Les statistiques montrent que le cancer broncho-pulmonaire serait nettement plus fréquent chez ces malades » (réf. BNF 4 T 7596 – Polycopié des étudiants en médecine – Editions médicales et universitaires – Certificat d’études spéciales de médecine du travail).
Celui de la faculté de médecine de Strasbourg pour l’année 1975 qui fait état de la : « fréquence des calcifications pleurales, des mésothéliomes pleuraux et des cancers broncho-pulmonaires chez les sujets exposés au risque d’asbestose ». (réf BNF 4 T 7081 – amicale des étudiants en médecine de Strasbourg – cours du Pr Jacques Mehl).
Si la décennie 60 a été celle de l’accroissement rapide des connaissances dans le domaine de la relation entre l’exposition à l’amiante et le risque de cancer, la décennie suivante à vu se poursuivre la vulgarisation de ces connaissances, mais également leur diffusion à l’extérieur du monde médical, mettant l’accent sur les insuffisances majeures de la prise en compte des risques liés à l’amiante. Les deux meilleurs exemples de cette diffusion de l’alerte sur nos insuffisances sont :
- la lettre adressée au Premier ministre Raymond Barre par un des spécialistes français du risque lié à l’amiante, le Pr Jean Bignon (5 avril 1977),
- le livre «Danger ! Amiante » publié dans la collection des cahiers libres des éditions Maspero en 1977 par le collectif intersyndical sécurité des universités de Jussieu
Ces événements marquent véritablement la sortie du problème du domaine de la connaissance médicale et son passage vers le débat de société. Le problème posé est alors celui du délai, variable d’un pays à l’autre, qui se situe entre l’émergence des connaissances, leur validation, et finalement, de nombreuses années plus tard, leur prise en considération à un niveau capable de produire une prévention effective et efficace.
8 - Les relations entre les textes réglementaires régissant la sécurité au travail, notamment celle des travailleurs exposés à l’amiante, et le développement des connaissances scientifiques concernant le risque.
Ce point est important car deux problèmes ont été posés suivant la portée que l’on accordait à ces textes :
- le problème de la relation entre les textes spécifiques de la prévention des risques liés à l’amiante, avec les textes non spécifiques traitant de la prévention de l’exposition des travailleurs à l’empoussièrement ;
- le problème des conséquences à tirer de la présence ou de l’absence d’un texte réglementaire imposant les mesures de précaution à prendre dans le domaine de la prévention des risques au travail. Peut-on considérer que l’absence de texte réglementaire spécifique justifie l’absence de mesures de protection capables d’assurer la protection ? Donner une réponse à cette question est du domaine du droit, mais il convient en amont de préciser quelle a été la relation chronologique entre l’émergence des connaissances scientifiques et la production de ces textes réglementaires, cette relation temporelle relevant de l’expertise.
8.1 - L’usage du terme poussière d’amiante pour désigner des fibres d’amiante.
L’analyse de la relation entre les textes spécifiques de l’amiante et les textes non spécifiques concernant l’empoussièrement impose d’abord de préciser si le terme de poussière englobe les particules d’amiante pouvant être contenues dans l’atmosphère, les éléments reconnus comme dangereux pour la santé étant des éléments fibrillaires dotés de caractéristiques particulières de longueur et de diamètre. Ces caractéristiques ont notamment été définies dans des textes précisant les méthodes de mesure des particules d’amiante dans une atmosphère de travail. Il est facile d’apporter une réponse à cette question car de très nombreux textes scientifiques et réglementaires utilisent l’expression « poussières d’amiante » comme dénomination générale, faisant ensuite la distinction entre les « particules fibreuses » dites aussi « fibres d’amiante » et les « particules non fibreuses ».
Parmi les textes scientifiques, l’article précité de V. Dehrs paru au début des années trente utilise constamment le terme de poussière pour désigner les particules d’amiante : « L’adoption de mesures de prophylaxie contre les risques inhérents à l’inhalation de poussières d’amiante constitue à l’heure actuelle le seul mode d’action efficace contre cette maladie ». Le compte rendu du congrès international de Caen de 1964 contient également de nombreux usages de l’expression « poussières d’amiante »
Parmi les textes réglementaires, il faut remarquer que le premier texte spécifique séparant l’asbestose de la silicose dans les tableaux de maladies professionnelles a défini le 31 août 1950 l’asbestose dans le tableau 30 comme la « fibrose pulmonaire consécutive à l’inhalation de poussières d’amiante ». L’arrêté du 25 août 1977 a pour titre : « Contrôle de l’empoussièrement dans les établissements où le personnel est exposé à des poussières d’amiante ». L’arrêté du 8 mars 1979 a pour titre : « Instructions techniques que doivent respecter les médecins du travail assurant la surveillance médicale des salariés exposés à l’inhalation de poussières d’amiante ». Le terme de poussière est donc constamment utilisé pour qualifier l’amiante, les textes législatifs et réglementaires envisageant les poussières en général (loi du 12 juin 1893, loi du 26 novembre 1912, décret du 20 novembre 1904, décret du 6 mars 1961) n’introduisent jamais de distinctions permettant d’exclure des poussières de nature fibrillaires telles que celles libérées dans l’air par l’amiante.
Il est par ailleurs d’une pratique constante de définir le comportement d’une poussière dans l’air en se fondant uniquement sur les caractéristiques aéroliques des particules, leur forme, leurs dimensions, et leur densité, qui vont déterminer en fonction des caractéristiques du milieu la vitesse de décantation, sans tenir compte du caractère corpusculaire ou filamenteux. Dans le langage courant comme dans le langage scientifique, une particule de petite taille qui peut rester longtemps en suspension dans l’air et se déplacer, parfois sur de longues distances, dans ce milieu est une poussière.
8.2 -La relation entre l’émergence d’une connaissance scientifique et sa prise en compte par des mesures réglementaires spécifiques
Le but de cette partie de l’expertise est de préciser les relations chronologiques entre l’apparition des connaissances concernant le risque lié à l’amiante et la production de textes réglementaires en France.
Le fait que l’inhalation des poussières d’amiante pouvait provoquer des lésions pulmonaires a été établi dès la première décennie du XXème siècle, quand l’usage industriel du produit s’est développé. La reconnaissance de l’asbestose comme maladie professionnelle est datée du 2 août 1945, une ordonnance incluant dans le cadre de la silicose (tableau 25) les maladies produites par l’amiante. La reconnaissance était donc tardive et la formulation erronée (l’asbestose n’est pas une silicose). Cette confusion est apparue rapidement illogique, mais il a fallu attendre le décret du 31 août 1950 pour que l’asbestose soit définie isolément dans le tableau 30.
La publication de textes réglementaires spécifiques à partir de 1977 appelle plusieurs remarques concernant notamment le caractère général ou particulier de leur portée. Une caractéristique remarquée de ces textes a été la fixation de normes quantitatives pour l’empoussièrement par l’amiante auquel pouvaient être exposés des ouvriers. Il est du domaine du juge de préciser si l’absence de norme quantitative au cours de la période précédent l’année 1977 justifie l’insuffisance des mesures de protection, compte tenu de l’état de la connaissance des risques et de la disponibilité de moyens efficaces pendant cette période. Il est du domaine de l’expert de préciser les connaissances disponibles dans le domaine de la relation entre les quantités de particules d’amiante dans l’air inhalé et le risque de développer des lésions.
Ce point particulier de la quantification de l’exposition par la mesure de quantités de poussières dans l’air inspiré a été traité de manière approfondie par un rapport publié en 1991 aux U.S.A. par le « Health Effect Institute – Asbestos Research », et analysé dans le travail d’expertise collective de l’INSERM publié en 1997 (Effets sur la santé des principaux types d’exposition à l’amiante – page 193 et suivantes). L’étude à porté sur 47 cohortes d’ouvriers exposés à l’amiante. Elles prennent en considération de nombreux critères, incluant le métier, les variétés de fibres, la durée de l’exposition, les taux de fibres, les populations de référence, les facteurs de cancers associés. Il faut remarquer que seulement 5 cohortes sur 47 sont antérieures à 1977. Ces 5 cohortes réunissaient 104 cancers pulmonaires sur un ensemble de 2908 réunis dans l’étude, soit environ 3,6% des cas, et 28 mésothéliomes sur un ensemble de 582 soit 4,8% des cas. Cette analyse par reprise et fusion d’études antérieures (méta-analyse dans le langage des épidémiologistes) a été compliquée par l’évolution des méthodes qui ont été utilisées pour quantifier l’exposition. A la période initiale de ces recherches, c’est le poids de poussières qui était mesuré, puis ce fut une concentration, et enfin une concentration de fibres dont les dimensions répondaient à des caractéristiques de longueur et de diamètre. Les modalités d’observation (microscope optique à contraste de phase, ou microscope électronique à balayage ou par transmission) ont contribué à compliquer les comparaisons entre les niveaux d’empoussièrement.
C’est donc au cours des vingt dernières années du XXème siècle que la relation quantifiée entre l’exposition à un empoussièrement par l’amiante et le risque a été précisée, mais les tentatives de normalisation sont antérieures. Il n’est pas justifié de prendre l’année 1977 comme référence temporelle d’un passage soudain à la connaissance précise du risque, alors qu’il s’agissait simplement du début de la période d’application en France d’une quantification objective du niveau de protection exigé dans certaines conditions de travail bien particulières. La période antérieure était celle où la connaissance des risques était produite par la survenue de pathologies dans le contexte professionnel, elle s’est étendue de 1900 à la fin des années 1970. La seule certitude était qu’aux niveaux d’empoussièrement auxquels les travailleurs de l’amiante étaient exposés, il y avait un accroissement très significatif du nombre de cancers observés. Dans une telle situation de connaissance imparfaite, il est fréquent de voir fixer des normes qui tentent de trouver un compromis entre ce que l’on sait pouvoir (ou vouloir) faire en matière de prévention de l’exposition au risque, et la connaissance imparfaite des conséquences pour la santé du seuil que l’on a retenu. Il ne faut pas confondre ce choix avec une garantie d’absence de risque. A l’opposé, les données disponibles dès 1965 prouvaient que les normes étaient fixées à des niveaux sans commune mesure avec ceux requis pour assurer une prévention efficace de la survenue des cancers.
Par analogie, des vitesses limitées ont été imposées sur les routes bien avant que les études accidentologiques quantifient la relation précise entre la vitesse de circulation et le taux de mortalité, ce progrès dans les connaissances étant apparu à la fin des années soixante. Les responsables de la réglementation se contentaient de savoir que le risque d’accident croissait avec la vitesse, et estimaient ne pas pouvoir se contenter d’une obligation de nature qualitative (demeurer maître de sa vitesse). Toujours dans le même domaine de l’accident de la route, la connaissance du risque lié à la puissance et à la vitesse maximale des véhicules a été documentée par les assureurs avec un bon niveau de précision, et publiée, au début des années soixante-dix. Les responsables de la sécurité au travail n’ont pas pour autant décidé de considérer le véhicule comme un outil de travail avec toutes les obligations inhérentes à cette décision qui auraient pesé sur l’employeur, notamment sa responsabilité en cas d’accident produit par un véhicule inutilement rapide. Une nouvelle tentative a été faite récemment pour obtenir une telle décision et elle a échoué. Ces faits démontrent qu’il n’y a pas de lien automatique entre la chronologie de l’émergence du risque documenté par les chercheurs et la chronologie des décisions réglementaires ou législatives qui relèvent de mécanismes de décisions incluant des facteurs extérieurs à la connaissance des risques. Une « norme de compromis » peut être le résultat d’une connaissance incomplète et de l’acceptabilité de la norme par ceux qui vont être contraints de l’appliquer. Cette acceptabilité est elle-même le résultat d’une aptitude à faire, mais également d’un rapport de force entre le décideur de la norme et celui qui devra la mettre en oeuvre. Une norme ne peut se résumer à l’application de connaissances scientifiques précises et indiscutables, à un moment donné, suivant une période d’ignorance qui ne permettait pas d’élaborer une réglementation.
Les faits rapportés dans la partie de ce rapport concernant l’émergence des connaissances scientifiques sur la cancérogenèse liée à l’amiante, notamment dans les nombreux textes publiés par l’Académie des Sciences de New-York en 1965, permettent d’affirmer que les mesures de protection antérieures à cette période, notamment celles appliquées en Grande Bretagne à partir de 1930 pouvaient éventuellement réduire le risque d’asbestose, mais qu’elles avaient prouvé leur inefficacité dans la protection du risque de cancer. Sur ce point les données rapportées par Buchanan en 1965 sont sans appel. Par la suite, le même décalage sera observé entre les connaissances concernant le risque de mésothéliome et les seuils retenus pour un empoussièrement observé en milieu professionnel. La reconnaissance tardive de ce décalage provoquera des abaissements successifs des seuils considérés comme acceptables, alors que les taux de mortalité par mésothéliome demeurent régulièrement croissants, et que la diffusion du risque en dehors du groupe des ouvriers très exposés est clairement documentée. Il faut rappeler là encore les propos tenus à New-York en 1965 et cités ci-dessus. Le retard dans la prise en compte des faits a été constant dans la gestion de ce risque, et il serait inexact de le rapporter uniquement à une incapacité de l’apprécier au niveau des entreprises.
Les responsables de la santé publique des pays industrialisés ont eu des attitudes certes différentes, la Grande Bretagne a adopté une réglementation spécifique des décennies avant la France, mais dans l’ensemble ils ont conservé une attitude de sous évaluation quantitative du risque. Ils n’ont pas incorporé à leur réflexion des données pourtant disponibles, d’une part sur le caractère différé de ces cancers, d’autre part sur leur survenue dans des environnements qui étaient totalement décalés quant aux intensités et aux durées d’empoussièrement par rapport aux milieux professionnels les plus exposés. En outre ils n’ont pas tenu compte du fait que certains métiers relevaient d’une protection qui ne pouvait se fonder sur une mesure d’un niveau d’empoussièrement dans une atmosphère stable. Pour un ouvrier procédant à des flocages ou bourrant de l’amiante dans la fissure d’une paroi de chaudière, ou entourant une canalisation de vapeur avec une tresse d’amiante, la notion d’empoussièrement mesuré dans un hall d’usine n’a aucun sens.
Une remarque supplémentaire doit être formulée pour préciser l’intervention de textes « réglementaires » prescrivant des mesures de protection spécifiques du risque lié à l’inhalation de poussières d’amiante. L’administration, et plus particulièrement celle du ministère de la santé, n’était pas la seule à pouvoir définir, en complément ou en supplément des lois existantes, des textes organisant la protection. Les organismes sociaux, notamment les caisses régionales d’assurance maladie, ont la capacité de prescrire des « mesures justifiées de prévention ». La caisse régionale d’assurances maladie de Normandie (Commission régionale de coordination et de liaison d’hygiène et de sécurité de Normandie) a établi dans ses séances du 30 mars et du 6 avril 1965 des dispositions concernant spécifiquement l’amiante. Le contenu de cette réglementation concerne l’industrie de l’amiante et non l’usage de ce produit dans une chaufferie pour assurer des travaux de maintenance, mais son existence prouve qu’il n’y a pas une action réglementaire débutant en France en 1977. Le problème des risques liés aux poussières en milieu de travail est posé depuis la fin du XIXème siècle, et le contrôle de ce risque a été assuré par des textes généraux ou spécifiques, émanant du législateur, de l’administration ou des caisses d’assurances maladie.
Pour résumer les faits concernant ce point particulier :
- l’expertise n’a pas à préciser si l’absence ou la présence de normes spécifiques, leurs caractéristiques quand elles sont apparues, ou leur absence avant cette apparition, doivent être les seules références utilisées pour fonder la responsabilité des employeurs, ces relations ne relèvent pas de la mission de l’expert. Quand deux catégories d’intervenants dans la protection au travail se rejettent mutuellement la responsabilité de l’inaction, l’expert n’a pas à faire un arbitrage définissant leur part de responsabilité dans l’absence ou l’insuffisance de mesures de protection ;
- l’expert peut se prononcer sur la relation observable entre la chronologie de l’émergence des connaissances, et la chronologie des textes destinés à assurer la protection ;
- les dates et la nature des obligations créées dans différents pays ont été très variables ;
- certains pays comme la Grande Bretagne ont fait le choix précoce d’une réglementation spécifique, d’autres comme la France sont restés longtemps dans le cadre d’une réglementation non spécifique, prenant simplement en compte la protection vis-à-vis des poussières ;
- les réglementations spécifiques ayant été constamment en retard par rapport à la réalité documentée du risque encouru, il est facile d’affirmer que les protections qualitatives étaient plus adaptées, mais ces dernières demeuraient imprécises, sauf à vouloir les prendre en compte de manière absolue, c'est-à-dire d’assurer l’empoussièrement de niveau zéro comme le disait un des intervenants de la conférence de New-York de 1964, ou d’interdire l’amiante, ce qui constituera le choix final dans les pays de l’Union Européenne ;
- le caractère différé de la survenue des pathologies tumorales provoquées par l’amiante, qu’il s’agisse du cancer broncho-pulmonaire ou du mésothéliome, ne permet pas de justifier la faiblesse et le caractère tardif de la prévention du risque lié à l’amiante. Les connaissances sur l’importance du risque, et notamment le fait que les populations exposées dépassaient le domaine des industries manufacturant l’amiante, et que les cancers pouvaient survenir des décennies après le début de l’exposition, étaient disponibles dès le milieu des années soixante.
9 - Sur les relations entre l’inhalation de poussières d’amiante (intensité, fréquence) et les conditions de l’exposition à ce produit (professionnelles, environnementales).
Les pathologies provoquées par une substance sont souvent découvertes à l’occasion d’expositions professionnelles, du fait de l’importance de la mise en contact des personnes avec le produit (durée, intensité, nature). Ces conditions peuvent cependant être très diverses, ce qui impose de distinguer les principales catégories d’exposition, avec leurs caractéristiques propres. Il n’y a pas un risque amiante unique, mais des risques déterminés par la diversité des expositions, professionnelles ou environnementales. Les publications scientifiques qui ont progressivement documenté les pathologies provoquées par l’amiante ont souvent décrit les conditions d’exposition, mais avec des niveaux de précision très variables quant aux niveaux d’empoussièrement. La difficulté étant en grande partie liée au caractère différé des pathologies provoquées par l’amiante et, nous l’avons vu, par l’évolutivité des méthodes utilisées pour mesurer l’empoussièrement, quand elles avaient été mises en œuvre.
Les expositions suivantes ont pu être individualisées :
- exposition dans le cadre de l’industrie minière allant de l’exploitation des carrières au conditionnement pour la mise à disposition des industries de transformation, en passant par le broyage de la roche contenant l’amiante et la séparation de cette dernière des autres minéraux qui l’accompagnent. Au cours d’un siècle d’exploitation intensive des mines d’amiante, l’évolution de ce type d’exposition a été considérable, partant d’une absence de précaution efficace, responsable d’un environnement couvert d’une couche de poussière blanche dans un rayon de plusieurs kilomètres, constituée principalement d’amiante, à la situation actuelle mettant en œuvre des techniques de ventilation et de filtration assurant des concentrations en fibres très faibles ;
- exposition à un niveau de concentration relativement stable de personnes travaillant dans des entreprises produisant des objets incorporant de l’amiante en proportions variables. Il s’est agi principalement de fibro-ciment, de matériaux anti-friction (disques d’embrayage, garnitures, puis plaquettes de freins), de tissus destinés à assurer une protection vis-à-vis de la chaleur, de joints devant résister à de hautes températures). Dans ce contexte le lieu de travail était fixe et les bâtiments dans lesquels se situaient ces activités pouvaient être l’objet d’une surveillance de l’exposition au risque exprimée quantitativement par des mesures périodiques effectuées dans l’atmosphère de ces bâtiments. Différentes méthodes ont été utilisées, fondées sur le poids de fibres par unité de volume ou un nombre de fibres comprises entre certaines dimensions par unité de volume. Des correspondances plus ou moins précises entre ces modalités d’expression de l’exposition au produit ont été établies, ainsi que des seuils à ne pas dépasser, ces derniers ayant évolué au cours de la période de développement de la protection précédant l’interdiction de l’usage de l’amiante en 1997. De nombreuses études ont mis en évidence la variabilité des résultats, même dans ces circonstances apparemment stables. Elle dépend notamment des conditions d’activité, le niveau d’empoussièrement s’abaisse rapidement après l’arrêt des machines, en outre ces industries comportent fréquemment plusieurs étapes dans la mise en œuvre de la fibre, qui peuvent chacune correspondre à un niveau différent d’exposition ;
- exposition dans un milieu extérieur à un bâtiment d’entreprise de personnes qui ne manufacturaient pas un produit contenant de l’amiante, mais mettaient en œuvre de l’amiante dans une construction neuve ou dans une réhabilitation. Le meilleur exemple est le calorifugeage largement utilisé dans l’industrie navale, mais également dans l’industrie chimique, ou pour améliorer la résistance au feu de constructions métalliques par un flocage projeté associant l’amiante à un liant.
- exposition discontinue dans des conditions très variées, soit dans des bâtiments, soit à l’extérieur. Les variations portent à la fois sur les fréquences, la durée moyenne de chaque période d’exposition et l’intensité de l’inhalation de particules d’amiante. Ce sont ces conditions qui produisent actuellement le plus grand nombre de pathologies provoquées par ce produit. Leur fréquence est très différente d’une profession à l’autre du fait de l’importance des variations dans les conditions d’exposition, et cela explique la progressivité de l’identification du risque dans les professions concernées. Il ne faut cependant pas retenir de ces différences que l’identification du risque a été constamment tardive dans cette catégorie. Les situations peuvent être très proches de la catégorie précédente, notamment quand le travail est pratiquement identique, seule la durée et la fréquence des épisodes d’exposition étant variables. La maintenance d’un calorifugeage avec de l’amiante expose à des pics de concentration de poussières d’amiante identiques à ceux auquel est soumis l’ouvrier qui effectue le premier calorifugeage. Il est même possible d’observer des risques accrus du fait de la dégradation du produit amianté qui est enlevé, et du caractère intermittent de l’exposition qui favorise la sous estimation du risque et l’abandon des mesures de précautions qui devaient être mises en œuvre ;
- l’exposition environnementale concerne des personnes qui, dans un cadre professionnel ou non, sont exposées à l’inhalation de poussières d’amiante du fait de leur dispersion dans l’atmosphère à partir du sol (zones ou l’amiante est présent dans les roches de surface), ou plus souvent de leur libération à partir d’objets qui contiennent de l’amiante et se dégradent par une usure normale (embrayages, freins) ou du fait du vieillissement (flocages, gaines de ventilation). Certaines expositions environnementales dans des villes minières, ou à proximité de bâtiments industriels dans lesquels l’amiante était manufacturé ont joué un rôle important dans la mise en évidence des risques du produit.
Cette distinction de multiples contextes d’exposition n’exclut pas les associations entre eux, ni la possibilité de créer ensuite des regroupements sur des critères communs.
Les associations de différents types d’exposition ont été fréquentes, par exemple un ouvrier pouvait être à la fois exposé à une pollution environnementale en travaillant dans des bâtiments où l’amiante était stocké en permanence, et à des pics de pollution intenses et brefs lors de la manipulation directe du produit, notamment quand il avait à le mettre en œuvre dans des quantités adaptées au travail à effectuer.
Les critères qui vont permettre des regroupements facilitant la compréhension des niveaux de risque sont les suivants :
- intensité de l’exposition ;
- caractère continu ou variable de l’intensité de l’exposition ;
- durée et fréquence des périodes d’exposition ;
La prise en compte de ces critères complète les connaissances produites par les recherches épidémiologiques concernant l’incidence des pathologies liées à l’amiante dans différentes professions. Elles permettent de distinguer deux types principaux d’exposition.
- les expositions des personnes qui ont manipulé directement de l’amiante sans protection personnelle sérieuse. Les plus exposées développaient une asbestose, puis, après un délai parfois long, ceux qui avaient survécu ont présenté des cancers broncho-pulmonaires ou pleuraux. Les professions concernées sont celles du calorifugeage, incluant les chauffagistes, les travailleurs des chantiers navals, ceux des tissages d’amiante pour produire des tissus résistants au feu, ou de l’industrie des matériaux de friction, plus tardivement les travailleurs qui ont procédé à des flocages à base d’amiante. Quand des mesures ont été faites de l’intensité de ces expositions, elles étaient fréquemment au-delà de 10 fibres par millilitre d’air respiré et la durée de l’exposition se comptait fréquemment en décennies.
- les expositions d’intensité et de fréquences variables qui ont touché un nombre beaucoup plus important de travailleurs, mais avec un risque dans l’ensemble plus faible que pour ceux du groupe précédent. En ce qui concerne la France les évaluations du nombre de personnes appartenant au premier groupe se comptent en dizaines de milliers, celles du second groupe en millions. Il s’agit en particulier de tous les travailleurs qui interviennent sur des produits contenant de l’amiante, identifiée ou non, parfois des décennies après sa mise en place. Toutes les professions du bâtiment sont concernées, mais également celles qui pendant des années ont travaillé avec des produits contenant de l’amiante, qu’il s’agisse de cartons utilisés dans des conditionnements, des tissus à base d’amiante, des plaques de protection utilisées par les soudeurs, des garnitures ou des plaquettes de freins. La réalisation de mesures spécifiques de chacune de ces activités (« matrices emploi-exposition ») est un apport récent de la recherche sur les risques liés à l’amiante (publication de la base EVALUTIL), et les résultats n’étaient pas disponibles lors de la période concernée par l’expertise. Ils ont pour intérêt de confirmer les résultats obtenus par le simple dénombrement des pathologies et associant un niveau déterminé de risque à un type d’activité.
Un travail de maintenance dans une chaufferie industrielle associe des caractéristiques d’exposition variables puisqu’il comporte :
- des actions de manipulation directe de l’amiante sous différentes formes (amiante en écheveaux ou en tresse, joints qui peuvent devoir être adaptés ou dimensionnés à la demande, calorifugeage, réfection de revêtements internes de chaudières, colmatage de fissures ;
- des variations importantes des concentrations en poussière d’amiante suivant le travail effectué (dans une chaudière, dans le local qui la contenait) ;
- un caractère discontinu de l’activité de manipulation de l’amiante.
La nature de ces activités permet de classer un tel emploi dans le groupe de ceux comportant un risque dans l’ensemble élevé. Ce fait est très apparent dans les publications apparues lors de la période d’émergence de la connaissance du risque de cancer, et notamment de mésothéliomes, qui font référence à des travaux d’isolation et à des travaux sur des chaudières. La notion d’empoussièrement moyen n’a aucune signification dans ce type d’activité, les variations sont trop importantes en fonction des gestes techniques effectués.
10 - Conclusions concernant l’acquisition des connaissances des risques liés à l’amiante pendant la période concernée par l’expertise.
En se recentrant sur l’exposition au risque d’un ouvrier travaillant sur une chaudière industrielle en mettant en œuvre directement de l’amiante, et pour la période considérée (1950-1977), mes conclusions ont été les suivantes
- si le risque de développer une fibrose pulmonaire sous l’influence de l’amiante inhalé (asbestose) est identifié depuis le début du XXème siècle, celui de développer un cancer du fait d’une exposition à l’amiante est soupçonné depuis 1935 pour le cancer broncho-pulmonaire, considéré comme prouvé épidémiologiquement en 1955 pour le cancer broncho-pulmonaire, et en 1960 pour le cancer pleural primitif (mésothéliome) ;
- la diffusion de la connaissance des risques s’est faite progressivement, le temps écoulé entre la première identification crédible d’un risque spécifique, puis son acceptation par les spécialistes du problème, et enfin sa prise en compte à son niveau objectif pouvant atteindre plusieurs décennies ;
- le niveau élevé du risque encouru par les calorifugeurs et les chauffagistes a été identifié précocement, il était documenté dans des revues non spécialisées pendant la période concernée par l’expertise, notamment par la publication du Pr Turiaf de 1964 et dans le bilan exhaustif du risque lié à l’usage de l’amiante publiée par l’Académie des Sciences de New-York en 1965. Dans sa première publication, le découvreur du risque de mésothéliome lié à l’exposition à l’amiante (Wagner) avait identifié la maintenance de chaudières. Il était présent au premier congrès français sur les risques de l’amiante pour la santé qui s’est tenu à Caen en 1964 ;
- utiliser les dates de la reconnaissance des pathologies de l’amiante comme des maladies professionnelles (1945 pour l’asbestose et 1976 pour le mésothéliome) comme un repère de la connaissance indiscutable du lien entre l’exposition au risque et la survenue d’une pathologie déterminée ne correspond pas à la réalité de la documentation scientifique de ce lien. Ces dates ne font que témoigner d’un décalage important entre le constat d’une réalité épidémiologique et une décision administrative, elles ne permettent pas de déterminer le moment où un risque est documenté avec un niveau de certitude suffisant pour imposer des mesures de protection particulière à chaque intervenant dans la prévention en entreprise ;
- la référence à une réglementation fixant des seuils de concentration de poussières d’amiante dans l’air respiré est également inappropriée pour établir une relation temporelle entre l’émergence d’une réglementation qui attesterait du moment où un risque est reconnu, et le moment où la prévention du risque concerné par l’expertise apparaîtrait nécessaire et justifiée. Les seuils dans l’air respiré n’ont de signification que dans un environnement stable. Ils ne peuvent être utilisés pour documenter le risque lié à une intervention directe sur de l’amiante dans des gestes techniques très divers, dont certains sont capables de provoquer des pics d’empoussièrement très élevés.